Il fut un temps pas très lointain où le mot « révolution » n’était prononcé qu’avec d’infinies précautions, en se pinçant le nez tellement il sentait le souffre. Aujourd’hui on en fait un usage inflationniste. Tout est « révolutionnaire » depuis le sandwich de chez Mac Donald jusqu’au string de chez Chantal Thomas. Mais si la « révolution » est partout, c’est qu’elle n’est nulle part.
À l’origine de l’espérance populaire née en Tunisie, il y a d’abord une révolte. Non pas contre la faim comme des analystes occidentaux se sont empressés de la qualifier par un raccourci fort réducteur. Mais une révolte contre l’injustice, le mépris, l’humiliation, la « hogra », pour la dignité, l’égalité, la liberté et la démocratie. Un slogan résume ce sursaut moral spontané. Il a été encadré par une victime au fronton de sa maison : « la dignité avant le pain ».
Cette révolte est-elle seulement celle de l’internet ? Les réseaux sociaux animés par les jeunes ont beaucoup fait pour mobiliser les « millions » qui ont mis à bas des régimes minés et parfois vermoulus, à la merci d’une chiquenaude. Pas plus sans doute que la radio et la télévision – mais tout est relatif – ne l’avaient fait en leur temps en donnant un coup d’accélérateur aux luttes nationales en faveur de l’indépendance.
Les jeunes des réseaux sociaux ont profité aussi de la démonopolisation de fait – acceptée ou imposée – de l’espace médiatique par les journaux indépendants et les images d’origines diverses tombant du « ciel ». Ces médias ont progressivement façonné le paysage politique à l’insu des décideurs drapés dans leurs certitudes. Lorsqu’ils s’en sont rendu compte, il était trop tard.
Les combats d’hier ont rejoint ceux d’aujourd’hui. Ils annoncent ceux de demain. Tout en prenant acte de l’émergence de nouvelles générations dans le combat politique, il faut, en effet, reconnaître que leur combat s’inscrit dans la continuité de luttes plus anciennes. Sans référence à ce passé militant de leurs aînés, on peine à en déchiffrer le ou les messages. La chute des régimes n’est pas une fin en soi. Pour tenir ses promesses, la révolte doit s’accompagner d’un projet politique de reconstruction nationale cohérent et mobilisateur. Pour l’instant, ce projet fait défaut, même si on le voit se dessiner dans la douleur d’un moment de gestation.
Il y a comme un paradoxe entachant la « révolution » à ses premiers balbutiements, de voir des milliers de jeunes fuir leur pays vers l’Europe, promue dans leur imaginaire collectif en Eldorado. On fuit la dictature. Mais peut-on fuir la liberté et tourner le dos à la démocratie ? Les témoignages des fugitifs consignés par la police italienne attestent qu’ils n’étaient pas tous chômeurs, loin de là. En revanche, ils sont surtout fascinés par cet « ailleurs » fantasmé qu’ils croient pouvoir domestiquer malgré la crise qui frappe l’Europe et l’Occident. Alors que tout est à reconstruire dans leur pays, les voilà qui le désertent en quête d’une « autre vie » qu’ils espèrent meilleure.
Cette attitude est à l’opposé de celle adoptée par les générations précédentes, qui, lorsqu’elles en avaient eu la possibilité, avaient volontairement sacrifié leurs aspirations du moment pour s’engager dans le long, pénible et rude processus de l’édification nationale. Maintenant que la démocratie frappe à leur porte et qu’il faut la fortifier en y participant, le destin des jeunes tunisiens, notamment les plus cultivés et les mieux formés, n’est pas européen. Il est d’abord tunisien, maghrébin et arabe par extension.
Le monde arabe n’est pas une notion abstraite, une « société » sans identité. C’est aussi une nation qui aspire à exister depuis des décennies. Le concept politique de l’arabité est d’une modernité extraordinaire. Il a survécu à son pire ennemi, l’islamisme, cet épouvantail dressé par les dictateurs et leurs complices occidentaux pour étouffer les aspirations unitaires des peuples arabes, que fédèrent une langue, une culture, une histoire – sans référence confessionnelle ni ethnique – et une cause commune : la libération de la Palestine. Des thuriféraires d’Israël voudraient l’occulter parmi toutes les autres revendications de ce bouleversement qui affecte la région. Place Al-Qasbah, à Tunis, Place Al-Tahrir, au Caire, et Place des Martyrs (ex Place verte) à Tripoli, on a pourtant entendu de nouveau s’élever les hymnes célébrant la commune destinée arabe – qui ont bercé la jeunesse de nombreuses générations avant de subir les outrages de l’islamisme rentier triomphant des monarchies pétrolières. On a vu aussi l’effigie de Hosni Moubarak pendue à une lanterne, estampillée sur le ventre d’une étoile de David. C’est le signe que les jeunes générations ne se résignent pas à la capitulation devant Israël. La cause palestinienne que l’on tente d’enterrer depuis des années sous des tombereaux de « feuilles de route », de vaines négociations diplomatiques et autres balivernes, a resurgi comme une ardente obligation partout où la parole arabe s’est libérée.
Les révoltes arabes, tout en mettant fin à des mythes éculés comme l’infaillibilité du « zaïm » ou la sacralité du pouvoir, ont ainsi ouvert des espaces de réflexion, qu’il faut explorer sans tarder, pour refonder un nationalisme positif, ouvert, tenant compte des valeurs de liberté, de démocratie, de justice, d’égalité et d’équité.
Contrairement aux idées reçues, on n’échappe pas à l’idéologie. Les sociétés y baignent. On en chasse une, une autre prend sa place. Dans ce domaine aussi, la nature a horreur du vide. L’air entonné de la « fin des idéologies » reflète lui-même une idéologie, le libéralisme, qui avance masqué sous les couleurs de la « science », du pragmatisme, de la fin de l’histoire ou d’autre chose encore. Croyant avoir vaincu toutes les autres idéologies, il ne se donne plus la peine de se présenter pour ce qu’il est, alors qu’il a entrepris depuis le dernier quart du siècle passé de mettre le monde entier sous sa coupe.
Voulons-nous transformer la révolte en révolution, qu’il nous faut revoir de fond en comble les conditions de notre insertion dans la mondialisation ultralibérale et décider de nos partenaires. À mi-chemin, cette mondialisation imposée a déjà généré beaucoup de malheurs dans les pays du Sud : famines, destruction des cultures vivrières, effondrement des embryons d’industries nationales, aspiration sauvage des élites par les pays du Nord, parallèlement à la marginalisation, chez eux, des plus jeunes et des moins qualifiés, qui n’ont plus, hélas !, que la « harga » pour assurer leur survie.
Travailler et vivre chez soi, dans son pays, doit redevenir le mot d’ordre d’une révolution économique et sociale à inventer. Et puisque les appels se multiplient pour une « refonte » de l’Union pour la Méditerranée (UPM), cet instrument politique de notre subordination à l’ordre mondialisé, d’exclusion de la Turquie de l’Union européenne et d’insertion forcée d’Israël dans l’espace régional arabe, il faut veiller à en faire l’espace d’une réflexion commune sur une stratégie de codéveloppement associant à pied d’égalité le Nord et le Sud de la “Mare Nostrum”. Alors que le centre de gravité du monde se déplace vers l’est – la Chine et l’Inde –, et malgré les contraintes de la géopolitique, nous avons désormais le choix de ne pas subir des politiques que nous ne partageons pas.