15juin 2010. La scène se passe dans la salle de conférence d’un grand hôtel de la place Vendôme, à Paris. Devant une cinquantaine d’invités, Celso Amorim,
le ministre brésilien des Affaires étrangères et l’ancien chef de la diplomatie française Hubert Védrine viennent d’interpréter la négociation menée par Ankara et Brasilia sur le dossier nucléaire iranien, comme un pas positif vers un « nouveau monde » en train d’émerger.
Avec beaucoup de candeur, une jeune journaliste du Figaro (1) pose la première question, interpellant le ministre brésilien sur un ton quelque peu bravache : « Alors la bombe iranienne ne vous fait pas peur ! » Le diplomate brésilien, qui en a vu d’autres, se redresse en souriant : « La peur n’évite pas le danger, Madame ! Mais plus sérieusement, je vois bien que les pays occidentaux, et tout spécialement leurs journalistes, n’ont pas compris l’initiative que nous avons prise avec la Turquie sur le dossier nucléaire iranien. »
Surdité occidentale
Signé le 17 mai 2010 à Téhéran après dix-huit heures de discussion, l’accord Iran-Brésil-Turquie prévoyait l’échange, en Turquie, de 1 200 kg d’uranium iranien faiblement enrichi (3,5 %) contre 120 kg de combustible enrichi à 20 % par les grandes puissances. Cet échange était destiné à alimenter le réacteur iranien de recherche TRR (2) qui produit, à Téhéran, des radio-isotopes indispensables pour le secteur médical.
Malgré cette nouvelle offre, les États-Unis sont parvenus à convaincre la Russie et la Chine de soutenir un projet de résolution du Conseil de sécurité prévoyant un quatrième train de sanctions contre l’Iran. Celso Amorim avait immédiatement reconnu que l’accord « ne pouvait résoudre tous les problèmes existants ». Mais, selon lui, « il constituait un passeport pour favoriser de plus amples discussions afin de créer la confiance au sein de la communauté internationale, permettant ainsi à l’Iran d’exercer son droit légitime à l’énergie nucléaire civil ». Et le ministre brésilien d’ajouter : « Pourtant, nous avons obtenu ce que les pays occidentaux ont toujours réclamé en disant qu’il était nécessaire d’obtenir un tel accord de principe sur l’échange afin de continuer la discussion. » (3) En effet, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) avait elle-même proposé à Téhéran un programme d’échange d’uranium similaire qui avait finalement achoppé sur les quantités et les modalités de transfert.
À l’époque, en effet, « la proposition portait sur 1 700 kg faiblement enrichis à 3,5 % alors qu’au moment de la négociation brésilo-turque le stock iranien devait représenter quelque 2 400 kg, parce qu’entre-temps les centrifugeuses avaient continué à tourner. Par conséquent, l’accord ne portait que sur la moitié du stock iranien réel. Voilà pour l’aspect technique », explique Bernard Sitt (4). Ajoutant : « Sur le plan politique, les Occidentaux considèrent que les mesures de confiance devaient porter sur les trois quarts de la production. Par ailleurs, d’autres questions concernant le programme restaient sans réponse. »
Toujours est-il que cet accord représentait une véritable avancée, susceptible de relancer la négociation globale. Dans un premier temps, du reste, l’initiative brésilo-turque a été bien accueillie. Le commandant en chef de l’Otan en Europe, l’amiral américain James Stavridis, avait jugé : « L’accord conclu par l’Iran avec la Turquie et le Brésil constitue un “développement potentiellement positif” pour résoudre la crise autour du programme nucléaire iranien. » Même son de cloche pour le ministre égyptien des Affaires étrangères Ahmed Aboul Gheit, qui félicitait Brasilia et Ankara, assurant que l’accord constituait un « pas positif ». Mais l’embellie n’a pas duré longtemps : « Convenir de l’apport en combustible pour le réacteur iranien ne va pas changer la donne aux yeux de la communauté internationale », résumait ainsi un diplomate européen en poste à Vienne, rappelant qu’avant même la tenue du sommet tripartite Iran-Brésil-Turquie la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton avait prédit son « échec ».
Celso Amorim devait conclure en évoquant le recueil La Peur de Stefan Zweig (5) : « Le grand écrivain décrit magistralement que la peur ne change pas la marche des choses. En fait, comme les anti-héros de Zweig, les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ont peur de perdre leurs privilèges de membres du directoire, du club qui gère les affaires sérieuses du monde. Ils ne sont pas prêts à accepter que les pauvres s’invitent à la table de négociation où se gèrent les grands dossiers. Alors que nous, avec d’autres, demandons un peu d’audace… pour tenter de répondre aux problèmes du nouveau monde qui s’affirme de plus en plus chaque jour. Nous revendiquons une refondation des institutions internationales qui datent de 1945. Nous ne sommes plus au sortir de la Seconde Guerre mondiale ! Les Occidentaux parlent sans cesse d’un monde multipolaire, mais ils ne sont pas prêts à le voir émerger et à en accepter les nouvelles règles qui, de toute façon, finiront par se mettre en place. »
L’accord Iran-Brésil-Turquie opère une vraie coupure dans l’histoire des relations internationales en matière de paix et de sécurité. « Que les États-Unis n’entendent rien à cette problématique ou ne veulent rien entendre pour s’enfermer dans leur posture aléatoire et récurrente ouverture-isolement, ce n’est pas grave parce que leur position d’hyper-puissance compensera, pour quelques années encore, la sauvegarde des intérêts vitaux, explique un diplomate français (6). En revanche, une surdité et une inertie face à l’émergence de ce nouveau monde seraient beaucoup plus dommageables pour des puissances moyennes comme la France qui finiront par payer la note. Dans ce contexte, le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan est une absurdité car elle signifie l’abandon de sa spécificité gaullienne d’un certain non-alignement sans rien obtenir en retour. »
Le couac français
Un ancien ministre iranien (7) renchérit estimant : « Cette décision est un très mauvais message envoyé au monde multipolaire actuel. Elle correspond à un abandon, sans contrepartie, de l’héritage du général de Gaulle. Non seulement la France éternelle rejoint un improbable camp occidental dont elle s’est toujours démarquée, et ce faisant, elle se banalise comme un pays européen de moindre importance, mais en plus, c’est le moment qu’elle choisit pour casser son outil diplomatique qui servait pourtant de référence à de nombreuses puissances moyennes. »
Enfin, un ambassadeur de France (8), et non des moindres, se montre encore plus sévère lorsqu’il estime : « L’actuel gouvernement français est le plus pro-israélien de toute l’histoire de la IVe République sans que ce positionnement surréaliste ne corresponde à quelque intérêt national que ce soit ! La réconciliation spectaculaire avec la Syrie n’aura été qu’un feu de paille dicté par quelques contrats commerciaux et surtout par l’illusion que Paris pourrait détacher Damas de Téhéran. On a vu qu’il n’en est rien et qu’il ne peut en être ainsi. Encore une fois, l’agenda américano-israélien aura prévalu sur les intérêts de la France. Si les diplomates qui connaissent le dossier avaient été consultés et associés à ce processus, la réconciliation franco-syrienne aurait pu s’effectuer plus efficacement sur d’autres bases et surtout déboucher sur une diplomatie française construite, cohérente et pro-active au Proche et Moyen-Orient. Eût-il encore fallu avoir un ministre des Affaires étrangères… »
La fermeture occidentale à la tentative brésilo-turque sur le nucléaire iranien laissera des traces durables. Elle envoie surtout le message que, pour l’heure, les grandes puissances n’acceptent pas l’autre monde… Celui d’une multipolarité efficiente dans laquelle les pays du Sud finiront par compter et où, comme le réclame Celso Amorim, ils pourront aussi être associés aux prises de décision concernant la paix et la sécurité internationale.
(1) Pour essayer de comprendre l’état actuel de la presse quotidienne parisienne – exercice qui dépasserait les limites de nos voyages
en Orient–, on peut toujours relire Bel-Ami de Guy de Maupassant.
Ce grand roman reste d’une singulière actualité.
Éditions Flammarion, 1999.
(2) TRR : Teheran Research Reactor.
(3) Entretien avec les auteurs, 14 juin 2010.
(4) Entretien avec les auteurs, 5 juillet 2010. Bernard Sitt est le directeur
du Centre d’études de sécurité internationale et de maîtrise des armements (Cesim).
(5) Avant de se suicider au Brésil, Stefan Zweig écrit, en 1935, un recueil de six nouvelles dont le fil rouge est la peur.
(6) Entretien avec les auteurs, 12 juin 2010.
(7) Entretien avec les auteurs, 8 mai 2010.
(8) Entretien avec les auteurs, 6 avril 2010.