Retour sur le film du Français Olivier Assayas sur le révolutionnaire vénézuélien.
Il aurait été vain d’espérer que l’industrie cinématographique française fasse justice à Illitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, le révolutionnaire vénézuélien qui, dès le début des années 1970, alors qu’il venait d’avoir 20 ans, avait fait sienne la cause du peuple palestinien. Le film d’Olivier Assayas, produit par la chaîne Canal +, condense en deux heures et demie la fulminante trajectoire de Carlos. Une version initiale, sous forme d’une série en trois épisodes de cinq heures et demie au total, avait déjà été exhibée à la TV. Le récit couvre une période d’une vingtaine d’années, au long desquelles le scénario se déplace entre l’Europe et le Moyen-Orient, jusqu’au dernier acte, qui se déroule au Soudan. Les critiques français ont été très favorables à cette « passionnante construction de cinéma et de réflexion politique », comme a écrit l’un d’eux. La première partie de l’éloge est méritée. Mais la « réflexion politique » du film ne va pas au-delà des lieux communs de la pensée dominante – qui est la pensée des pays dominants.
Audace et sang-froid
Le soldat qui, au milieu d’une bataille, s’arrête pour examiner les raisons de son combat n’est pas un bon combattant. Carlos doit être pris à la lettre lorsqu’il déclare être en guerre. Décidé à riposter par la violence à la violence impérialiste, dont l’expression la plus odieuse était pour lui le terrorisme d’État israélien, il est passé à l’action directe avec audace et un implacable sang-froid. Il s’y est engagé pour de bon. Il n’était pas un kamikaze, mais sa décision de prendre tous les risques et de se battre jusqu’aux dernières conséquences était irréversible. Autre chose est de savoir dans quelle logique objective s’inscrivait son action, ainsi que celle de ses camarades palestiniens, allemands, japonais.
Ils opéraient à la façon de commandos parachutés en territoire ennemi, s’appuyant sur place, la plupart du temps, sur des bases précaires. Ils étaient à cet égard en désavantage par rapport au Mossad, que l’on voit en action au début du film, lors du meurtrier attentat contre Mohamed Boudia, responsable à l’étranger du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). La branche terroriste de l’appareil d’État israélien bénéficiait de la « compréhension » des polices occidentales et de la coopération de la CIA, alors que le réseau d’appui de Carlos était improvisé parmi ses amis et surtout ses petites amies, souvent au détriment des règles élémentaires de sécurité que tout mouvement clandestin se doit de respecter sous peine d’être vite anéanti.
Il suffit de rappeler le tragique épisode qui a scellé la destinée du révolutionnaire vénézuélien. Michel Moukharbal, qui remplaçait Boudia à la tête du réseau du FPLP en France, s’était fait arrêter par la police libanaise, à l’aéroport de Beyrouth, le 9 juin 1975. Torturé, moralement brisé, il accepte de collaborer avec la police française, à laquelle les Libanais l’avaient repassé. La Direction de la surveillance du territoire (DST, le service du renseignement français) le remet en « liberté » à Paris, en le faisant suivre, bien entendu, par ses agents. Le FPLP, qui avait des sympathisants dans l’appareil d’État libanais, avait été vite mis au courant de l’arrestation de Moukharbal et en avait averti Carlos, lequel commit l’erreur, lourde de conséquences, de continuer à fréquenter le logement de l’une de ses amies sud-américaines situé au 9, rue Toullier, tout en sachant que Moukharbal connaissait l’endroit. Celui-ci, en effet, à peine arrivé à Paris, est allé le rencontrer. Carlos l’a raccompagné jusqu’à la rue en portant une valise. Garés à une certaine distance de l’entrée de l’immeuble, deux agents de la DST prennent des photos. Quelques jours après, un vendredi soir, ils reviennent chercher celui qu’ils ont photographié. Ils se font admettre dans un petit appartement où un groupe de Sud-Américains boit et joue de la guitare. Moukharbal, disposé à jouer à fond le rôle de délateur, guide les policiers. Mis devant Carlos, il déclare que c’est bien à lui qu’il a transmis sa valise chargée de documents. Coincé, le Vénézuélien tire sur les policiers, en tue deux et en laisse un troisième grièvement blessé. Puis il crible de balles le traître et s’en va.
Action directe
Carlos est aussitôt devenu célèbre, dans tous les sens du mot. Il est chargé par le FPLP de commander la séquestration des ministres du Pétrole des pays membres de l’Opep, réunis à Vienne en décembre 1975. L’opération, aussi audacieuse que violente, a mieux réussi que ne le suggère le film, où il est surtout question de manipulations de la part des gouvernements appelés à collaborer dans la recherche d’un accord avec les ravisseurs. Carlos méconnaissait la tactique au sens politique du terme ; les seules manœuvres qui comptaient pour lui concernaient l’action directe. Mais il était capable de reculer. En effet, le but assigné, au départ, à la prise d’otages était de libérer tous les ministres (en échange d’une substantielle rançon devant aller la résistance palestinienne), sauf le Saoudien Yamani et l’Iranien Amouzegar, qui devaient être exécutés. Mais aucun des gouvernements disposés à collaborer pour trouver une solution négociée, y compris l’Algérien, qui a joué le rôle décisif dans le dénouement de l’affaire, n’aurait accepté cette hypothèse. C’est ainsi que, lorsque les ministres de l’Opep, sous la garde du commando de la FPLP, sont arrivés à Alger dans l’avion fourni par le gouvernement autrichien, Carlos a accepté d’épargner Yamani et Amouzegar. Il lui a fallu, pour y parvenir, faire face aux plus intransigeants de ses camarades, pour lesquels la seule règle valable était tout ou rien.
Mais c’est en évoquant les dix-neuf années qui séparent l’exploit de Vienne de la séquestration de Carlos à Khartoum par la police française que le film d’Olivier Assayas montre son côté mesquin, revanchard. « Carlos et ses compagnons sont encore dans la représentation d’autre chose, un certain état du combat politique armé, qui est pourtant en train de s’anéantir dans les poubelles de l’Histoire », a écrit un critique complaisant. La phrase est mal tournée ou volontairement ambiguë : est-ce le combat politique armé en tant que tel ou bien « un certain » état de ce combat qui serait en extinction ? N’a-t-il jamais entendu parler de l’Irak ou de l’Afghanistan ?
Symptomatiquement, la seule intervention des masses dans le scénario du film est la chute du mur de Berlin, qui a sonné le glas pour Carlos. Les murs sont antipathiques, mais c’est dans la Palestine, dont tant bien que mal le Vénézuélien avait épousé la cause, que se dresse un mur bien plus cruel que celui qui a divisé l’Allemagne.
Les poubelles de l’Histoire sont très larges. Elles ont toujours une place réservée pour ceux qui croient qu’elles ne sont faites que pour leurs ennemis.