Brésil Après huit ans de pouvoir plébiscités par les Brésiliens, Lula soutient la candidature de Dilma Roussef, la mieux à même de reconduire sa politique sociale, de consolidation économique et de non-alignement. Plus expérimenté, son adversaire, José Serra, a toutes ses chances au scrutin d’octobre.
L’opposition de droite vient de lancer officiellement la candidature du gouverneur de São Paulo, José Serra, pour disputer l’élection présidentielle d’octobre prochain. Serra a été battu par Lula en 2002, au deuxième tour, après une campagne électorale où il s’est permis bien de coups bas, en essayant notamment susciter la panique chez les classes possédantes. « Si Lula l’emporte, ce sera l’effritement de la monnaie, le retour de l’hyper inflation, l’étatisation de l’économie, le chaos social. » « J’ai peur », disait à la télévision, d’une voix lugubre, une actrice connue de telenovelas. « J’ai peur », répétaient en cœur d’autres comédiens de l’intoxication médiatique.
«Privaterie»
Huit ans après, ces arguments semblent bien dérisoires. C’est pourquoi, loin de les reprendre, Serra a adopté la tactique opposée : il souligne les points de sa plate-forme qui coïncident avec les grandes lignes du gouvernement Lula, tout en faisant de son mieux pour évoquer le moins possible le nom de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso (1994-2002). Célébré dans les milieux académiques des États-Unis et de l’Europe comme l’expression même de la gauche responsable (en France notamment, l’éminent sociologue Alain Touraine s’est chargé de faire son éloge), Cardoso, en fait, a mené de l’avant la politique dite du « consensus de Washington », entendons, la priorité aux privatisations et à la stabilité monétaire. Les privatisations ont été particulièrement scandaleuses : de grandes entreprises étatiques telles que Vale do Rio Doce, mais aussi l’électricité, les télécommunications, les chemins de fer, les meilleures routes du pays, etc. ont été bradés aux trusts étrangers ainsi qu’à de louches financiers locaux. On a forgé le néologisme « privaterie » (privatisme + piraterie) pour désigner cet immense pillage des biens publics. Tout cela pour défendre la stabilité du real (pluriel : reais), la nouvelle monnaie brésilienne créée en 1994, qui effectivement a mis fin à une longue période d’hyper inflation. Mais ce fut le seul mérite des huit ans de gouvernement de Cardoso, pendant lesquels, par ailleurs, aucun effort sérieux en vue d’améliorer le sort d’une cinquantaine de millions de démunis n’a été entrepris.
À la fin de son mandat, en décembre 2002, Cardoso a laissé le salaire minimum, que reçoit près d’un tiers des salariés brésiliens, à 200 reais soit moins de 60 dollars au taux de change de l’époque. Le 1er mars 2008, Lula l’avait porté à 415 reais, soit une augmentation de 107,5 % en valeur nominale par rapport au commencement de son premier mandat (alors que l’inflation, pendant la même période, a atteint 50,7 %). Début 2010, il a été porté à 510 reais, soit 300 dollars, la monnaie américaine étant tombée, entre-temps, à 1,7 real.
La redistribution du revenu n’a pas oublié les plus démunis. Huit millions de paysans sans terre ont obtenu le droit de toucher un salaire minimum à la retraite. Une allocation spéciale a été attribuée aux personnes âgées de plus de 65 ans qui n’avaient pas droit à la Sécurité sociale, ainsi qu’aux handicapés sans ressources. Plus de 3,1 millions de personnes en bénéficient. Mais sans doute l’initiative la plus originale du gouvernement Lula a-t-elle été la « bourse famille », un programme d’aide aux foyers vivant en dessous du seuil de pauvreté. Conçu avec intelligence et sensibilité sociale, le programme accorde la bourse à la mère, à laquelle revient, dans une grande partie des foyers, la charge de lutter pour l’existence. Pour toucher la bourse, qui n’est pas conçue comme une aumône, le revenu mensuel du foyer ne doit pas dépasser actuellement les 140 reais par personne. En plus, la mère doit envoyer les enfants à l’école et les faire vacciner. En 2004, 6,5 millions de familles ont reçu la bourse, en 2006, 11,1 millions et en 2010, 12,5 millions.
Une politique sociale peut être à la fois généreuse à l’égard des plus pauvres et économiquement efficace. La forte augmentation du pouvoir d’achat de dizaines de millions de Brésiliens (cinquante millions environ pour la seule bourse famille) a considérablement élargi le marché intérieur de biens de consommation, tout en stimulant l’industrie nationale, handicapée par la forte appréciation du real et subissant la très dure concurrence des produits manufacturés chinois. Cela explique pourquoi le Brésil a été l’un des pays les moins touchés par la banqueroute de Wall Street : le dynamisme du marché intérieur a contrecarré le recul des exportations.
Cela explique aussi pourquoi le taux d’approbation du gouvernement Lula est proche de 80 %. Il serait sans aucun doute réélu président si la Constitution ne lui interdisant de briguer un troisième mandat successif. Il a donc lancé la candidature de Dilma Roussef, qui avait participé, très jeune, à la résistance armée contre la dictature militaire. Elle a connu la torture et la prison, qu’elle a supportées avec courage. Après la fin de la dictature militaire, elle s’est battue pour le regroupement de la gauche, d’abord dans le Parti démocratique travailliste (PDT) dont le principal dirigeant était Leonel Brizola, chef historique du mouvement national-populaire. Puis elle a adhéré au Parti des travailleurs (PT), où elle s’est étroitement liée à Lula. D’abord ministre des Mines et de l’Énergie, elle a été par la suite chargée de la coordination politique de la présidence, faisant preuve, dans ces deux fonctions, d’une grande capacité de d’organisation et de gestion. Si elle arrive à la présidence, ce sera pour suivre fermement la ligne politique du gouvernement sortant, où elle a joué un rôle décisif.
Dilma, à gauche toute !
Mais il ne lui sera pas facile de battre le candidat du centre-droit. Dilma, tout en ayant participé à deux gouvernements de l’État du Rio Grande do Sul (l’un du PDT, l’autre du PT), n’a jamais disputé une élection, tandis que Serra est le gouverneur de l’État de São Paulo et a concouru à plusieurs élections importantes (y compris la présidentielle de 2002). Pour la masse de l’électorat, cela fait une différence. L’immense popularité de Lula ne signifie pas que ceux qui l’approuvent voteront pour la candidate qu’il appuie. Les partisans de Serra évoquent, à cet égard, l’exemple récent du Chili, où la présidente sortante Bachelet, bénéficiant d’un taux d’approbation comparable à celui de Lula, n’a pu empêcher la défaite de Eduardo Frei, le candidat qu’elle soutenait. Mais la comparaison n’est pas bonne. Frei était trop conservateur pour mobiliser le plein de l’électorat de gauche contre le milliardaire Sebastian Piñera, candidat de la droite arrivé en tête au premier tour avec 44 % des suffrages exprimés. Tandis que Dilma défend les positions les plus à gauche au sein du gouvernement actuel. Les derniers sondages lui donnent 31 % d’intentions de vote, contre 34 % pour Serra, une avancée remarquable, puisqu’il y a un an elle n’en recevait que 6 %.
Menacée d’être battue pour la troisième fois consécutive, la droite attaque le gouvernement là où elle trouve une brèche, à savoir sa politique étrangère non alignée. Reprenant à leur compte la prétention cynique de Hillary Clinton d’interdire la recherche nucléaire aux ennemis d’Israël, les médias pro-américains accusent Lula de « flirter » avec l’Iran. Loin de céder à ces pressions, Lula s’est refusé, lors de sa visite en Israël en mars dernier, à aller s’incliner devant le tombeau de Theodor Herzl. Rien, dans le protocole diplomatique, ne l’obligeait à rendre hommage au fondateur d’un mouvement politique dont le caractère raciste et colonialiste avait été, en 1975, condamné à juste titre par les Nations unies. Par contre, il a rendu hommage à la mémoire de Yasser Arafat. Cela lui a valu des critiques furibondes, qui se sont ajoutées à celles suscitées par son refus de condamner Cuba à la suite de la mort d’un prisonnier purgeant une peine pour des délits de droit commun, qui avait recouru à la grève de la faim pour réclamer le statut de prisonnier politique. Une réaction à l’attitude toujours « compréhensive » à l’égard des atrocités commises par les États-Unis et consorts aux quatre coins de la planète, et une façon de préserver son indépendance sur la scène internationale. La position du Brésil face au bloc de l’Otan est l’un des enjeux les plus sensibles du duel électoral Dilma-Serra.