Tel un virus, la Toile risque de contaminer les internautes par des mots (maux) aussi redoutables que « Tienanmen », « droits de l’homme », « dalaï-lama »… Le gouvernement, par des mesures sanitaires drastiques, parvient encore à endiguer l’épidémie. Jusqu’à quand ?
Lijiang, cité de caractère du Yunnan, est un haut lieu du tourisme chinois ouvert sur le monde. Une ouverture qui révèle ses limites dès que l’on s’y connecte à la Toile. À deux pas du centre ville, les gérants d’un cybercafé sont fermes : pas de passeport, pas de connexion. Un bloc d’immeubles plus loin, dans un autre cybercafé, aucune pièce d’identité n’est requise. La connexion est instantanée, sa qualité très moyenne. Le site du journal français Le Monde est accessible sauf pour un article traitant un fait social de l’« atelier du monde ». Quelques clics, un court-circuit par un serveur proxy et plus rien ne fonctionne.
Cyber-flics
Contourner la censure chinoise est de moins en moins facile pour l’internaute débutant. L’armée de censeurs, composée d’au minimum 20 000 cyberflics, veille à ce que la Toile ne se transforme pas en une agora virtuelle où « l’harmonie sociale » si chère au président Hu Jintao pourrait être remise en cause. Néanmoins, Beijing a beau s’ingénier à perfectionner en permanence sa « grande muraille numérique » – un système très élaboré de censure qui bloque l’accès aux sites jugés inappropriés –, les internautes chinois ne sont pas entièrement sous contrôle. De temps à autre, la Toile s’agite. La Toile s’émeut. La Toile se déchire, propageant des nouvelles avec une longueur d’avance sur les censeurs. Ainsi a-t-elle ébruité le drame de Deng Yujiao, cette jeune employée ayant tué l’officiel du Parti communiste chinois (PCC) qui tentait de la violer. De même qu’elle a révélé la tragédie de Li Qiaoming, 24 ans, mort en détention provisoire. Plus politique a été la divulgation sur le web de la Charte 08, dans laquelle des dizaines d’intellectuels ont signé un appel en faveur d’une réelle démocratie.
Mais si les censeurs peuvent être pris de vitesse, les buzz (bruits) qui se créent sur le web sont éphémères. Tout rentre dans l’ordre en quelques heures sauf, bien sûr, si cette agitation est jugée adéquate. Lors du parcours de la flamme olympique à Paris en avril 2008, alors que les deux capitales étaient en désaccord sur l’éventuelle rencontre entre le président français Nicolas Sarkozy et le dalaï lama, les censeurs ont laissé la Toile s’enflammer pour Jin Jing, une sportive chinoise handicapée qui s’accrochait désespérément à la torche qu’un excité essayait de lui arracher des mains. Il en a été tout autrement en juillet 2009, lors des émeutes entre les Hans (l’immense majorité chinoise) et les Ouigours qui ont fait 200 victimes au Xinkiang. Beijing a opté pour la solution la plus radicale qui soit : elle a coupé le web. Six mois après ces événements, alors que le web avait peu à peu été rétabli, un rapport officiel établit que le black-out des informations avait été l’une des mesures fortes qui avait aidé au maintien de la stabilité de la région. Une année a été nécessaire pour que les autorités rétablissent pleinement l’usage des messageries dans les confins de l’empire du Milieu. C’est dire si, pour Beijing, la maîtrise d’Internet est cruciale, quitte à le fermer si besoin.
Si l’assujettissement des médias traditionnels est acquis, celui de la Toile est plus complexe. Difficile en effet de contrôler chaque internaute. Pourtant, c’est à ces travaux d’Hercule que le ministère de l’Information et de la Technologie (MIT) s’est attelé. Entre novembre 2009 et mars 2010, plus de 140 000 sites ont été fermés. Cela va des sites pornographiques contre lesquels des campagnes sont régulièrement lancées aux sites politiques, avec une mention spéciale pour les sites relatifs au Tibet, à la secte Falungong, aux écoles effondrées lors du séisme du Sichuan et, tabou suprême, Tiananmen. Bref, tout ce qui peut nuire à l’harmonie sociale.
La grande muraille virtuelle n’est pas sans faille. Si un internaute débutant peut se satisfaire des résultats censurés du moteur de recherche chinois Baidu (64 % du marché local), un internaute plus chevronné utilisera des proxys et autres systèmes permettant de contourner la censure. Danger.
Car les Chinois ne sont pas immunisés contre les risques de contagion virtuelle des esprits par des idées « réactionnaires » comme la liberté de pensée, le droit à l’information, voire cette idée typiquement occidentale qu’il existe des droits de l’homme. Heureusement, les services sanitaires ont mis au point des anticorps composés de milliers d’internautes patriotes qui s’immiscent dans les forums, s’introduisent dans les plates-formes d’échanges et participent à des débats où ils répandent la bonne nouvelle, la vraie, celle du MIT. George Orwell aurait apprécié.
Aussi autoritaire que soit le pouvoir chinois, il lui arrive de reculer face à la vindicte populaire. L’exemple le plus frappant en a été l’affaire du « barrage vert de la jeunesse », un filtre anti-pornographique qui devait être implanté sur tous les ordinateurs à partir du 1er juillet 2009. Le filtre fonctionnait sur des mots clés du genre « fellation », « orgie », et pouvait être étendu à des termes vraiment obscènes : « Tiananmen », « dalaï-lama ». Face au tollé que cette décision a provoqué, Beijing a repoussé sine die le barrage vert. Une victoire pour les utilisateurs du web chinois. Depuis, l’État s’est ressaisi. Un « barrage bleu » filtre en amont les fournisseurs d’accès.
En février 2010, une nouvelle réglementation a vu le jour : tout individu désirant ouvrir un site web doit se présenter physiquement aux autorités concernées. Et la loi est rétroactive : les opérateurs de sites déjà ouverts sont sommés d’effectuer la démarche. Auparavant, une simple déclaration en ligne suffisait. Signalons que la lutte contre la pornographie s’invite aussi à lire les messages textos qui, s’ils sont jugés trop coquins, entraînent la fermeture du service pour l’utilisateur.
Malgré toute l’ingéniosité déployée par le MIT, la Chine version 2.0 n’est pas réellement aseptisée. Les virus réactionnaires sont coriaces, mutent en permanence, s’adaptent aux nouvelles configurations. Si le MIT a transformé le world wide web en une espèce d’intranet chinois qu’un scientifique américain a baptisé « Chinternet », les « incidents de masses sur Internet » perdurent. On peut espérer qu’ils continueront.