Phnom Penh. Dans l’une de ces multiples gargotes où l’on choisit son plat dans une série de gamelles brûlantes, le choix est étendu : tomates farcies, soupe de bœuf, porc au gingembre, le tout accompagné de l’irremplaçable riz blanc. Tandis que la Banque mondiale s’alarme de l’envolée des prix alimentaires (+ 29 % en 2010), les tarifs des gargotiers n’ont guère évolué. Néanmoins, le sourire de Sopheap ne masque pas sa gêne : « Si j’augmente mes tarifs, mes clients iront ailleurs. » À l’instar de la concurrence, Sopheap a rogné ses marges, opté pour les ingrédients les moins onéreux, réduits les portions. Fatalement, la qualité s’en ressent. Si le riz blanc est toujours là, les grains fermes et compacts ont été remplacés par des brisures de riz, de même des herbes quelconques ont remplacé les légumes hors saison ; quant aux viandes, elles ont pratiquement disparu.
Ces derniers temps, l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), économistes et leaders mondiaux n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme. La crise alimentaire de 2007-2008 s’est à peine résorbée qu’une nouvelle crise se profilerait. Les aléas climatiques dont les inondations au Pakistan, les incendies en Russie et la très grave sécheresse qui affecte actuellement le centre et l’est de la Chine (les deux tiers des surfaces agricoles consacrés au blé sont touchés) menaceraient une fois de plus un équilibre alimentaire mondial toujours précaire. Aux mêmes maux les mêmes effets : en 2010, selon la Banque mondiale, pas moins de 44 millions de personnes sont tombées au-dessous d’un seuil de pauvreté fixé à 1,25 dollar par jour. Suite aux événements en Tunisie, Égypte et Libye, l’enchérissement des prix agricoles est désigné comme l’un des principaux vecteurs du mécontentement populaire. Sans que cela ait généré des tumultes comparables à ceux d’Afrique du Nord, l’Inde a connu une poussée de fièvre à… l’oignon.
Contrecoup d’inondations dans l’État du Maharashtra (principal producteur d’oignons en Inde), le prix de cet ingrédient de base a en effet triplé entre décembre et janvier. La colère populaire fut prestement récupérée par l’opposition qui descendit dans la rue. New Delhi réagit en bloquant les exportations des précieux bulbes et se réapprovisionna chez l’archi-rival pakistanais ramenant ainsi le prix du kilo d’oignon de 80 à 20 roupies. En Indonésie, ce sont les piments qui ont disparu des étals. En quelques semaines, le kilo est passé de 2,20 dollars le kilo à 15 dollars incitant les cultivateurs à prendre leurs machettes pour défendre leurs plantations d’éventuels pillards. Pris au dépourvu par cette fébrilité épicée, Susilo Bambang Yudhoyono, le président indonésien, exhorta les ménages à cultiver eux-mêmes leurs condiments dans leurs arrière-cours ! En février, c’est l’huile de cuisine qui s’est raréfiée en Thaïlande, un comble pour l’une des grandes industries agro-alimentaires mondiales (1er producteur en riz, crevettes, etc.) et surtout l’un des grands producteurs d’huile de palme. Ici la pénurie a plus à voir avec des politiciens véreux qui auraient laissé les grossistes stocker en masse, générant ainsi une fausse pénurie afin d’en tirer de substantiels profits qui serviront, entre autres, à financer les imminentes élections. Ce dernier exemple donne à réfléchir. Certes la volatilité des cours des produits alimentaires de base est liée aux aléas climatiques, mais les effets de ces pénuries sont régulièrement surmultipliés par l’opportunisme des hommes.
Crise spéculative ?
Un opportunisme qui pose une question fondamentale, cette nouvelle crise alimentaire est-elle réelle ou essentiellement spéculative ? Aux Philippines, premier pays importateur de riz, le président Bénigno Aquino s’insurgeait ces dernières semaines contre ses prédécesseurs. Ceux-ci ont importé près de 2,5 millions de tonnes de riz en 2010 alors que les besoins réels étaient de 1,3 million de tonnes. De plus, ces exportations furent surpayées de 60 à 125 dollars la tonne. Si Bénigno Aquino, élu en juillet 2010, s’est montré véhément à l’égard de ce scandale du « bad rice » qui défraye les chroniques d’un archipel gangrené par une corruption massive, il s’est bien gardé de désigner le ou les responsables. Aux Philippines, personne n’est dupe, il ne serait guère étonnant de découvrir dans quelques mois que le scandale du « bad rice » s’est perpétué sous la nouvelle administration Aquino.
S’il existe un ingrédient dont les Asiatiques ne songent un instant retirer de leur diète, c’est bien le riz. Cultivé sur 142 millions d’hectares, il est essentiel à l’alimentation de 4 milliards d’individus. Pour l’instant, la Banque mondiale assure que les fondamentaux de la précieuse céréale sont solides. Aucune raison donc de s’alarmer. Les récoltes seront suffisantes, d’ailleurs les cours du riz demeurent fermes autour de 500 dollars la tonne. Toutefois, l’approvisionnement en riz demeure un impératif vital pour tout gouvernement. En janvier dernier, l’Indonésie a surpris les marchés en commandant abruptement 820 000 tonnes de riz à la Thaïlande alors que les estimations oscillaient entre 170 000 et 200 000 tonnes. Pour le plus grand bonheur des grossistes de Bangkok, le cours de la précieuse céréale s’est instantanément apprécié. Manas Soiploy, directeur général du département du Commerce extérieur en Thaïlande, estimait en février que le riz thaïlandais pourrait se négocier à 600 dollars la tonne à la fin de l’année. D’autant plus que de son côté, le Vietnam – second pays exportateur de riz après la Thaïlande – annonce que les projections de production du delta du Mékong seront de l’ordre de 21,5 millions de tonnes de paddy (riz non décortiqué) en 2011, soit 10 % de moins qu’en 2010. Des perspectives qui ne peuvent que réjouir la Thaïlande où 10 % du PNB et 50 % des emplois sont liés à l’agro-industrie. C’est d’ailleurs ce secteur qui a permis au royaume d’afficher un taux de croissance remarquable de 7,8 % en 2010, le plus fort de ces quinze dernières années.
Et pourtant la fermeté des cours du riz ne profite pas forcément au producteur. À la mi-mars, les riziculteurs de l’Isaan protestaient contre le gouvernement car si la tonne de riz thaïlandais s’écoule à 500 dollars sur le marché international, les producteurs, eux, n’en perçoivent que 330 dollars… qu’ils jugent insuffisants pour couvrir les frais de production. En Chine où les « incidents de masse » sont sévèrement contrôlés, le gouvernement assure que les stocks permettront de subvenir aux besoins et minimise l’impact de l’actuelle sécheresse sur la récolte de blé d’hiver. L’idée que 1,340 milliard de Chinois enrichis par deux décennies de croissance à deux digitales recourent aux marchés mondiaux pour se nourrir a de quoi faire fantasmer les spéculateurs avides. Alarmé par les événements nord-africains, Beijing limitera autant que possible toute dérive spéculative sur les prix alimentaires.