Frôlant l’éclatement ou porteur de menaces, le Pays des purs connaît un destin chaotique depuis sa naissance. La nation voulue par Mohammed Ali Jinnah, et remodelée par Zia ul-Haq et les militaires, pose plus d’une énigme aux observateurs.
Y a-t-il un seul Pakistan ? Ou bien plusieurs, se métamorphosant au fil du temps et en fonction des hommes à leur tête ? Cette question paradoxale permet, par contraste, de déceler les traits fondamentaux de cette puissance aux niveaux géographique, politique et social.
Si l’on égrène les projets divers incarnés depuis 1947 sous ce vocable, on est tenté d’affirmer que trois puissances du sous-continent indien ont successivement endossé cet habit. La première, le Pakistan idéal, est celle que ses partisans voulaient faire naître avec la décolonisation, en dépit des réalités qu’imposait le partage britannique des Indes. Cet État aurait rassemblé tous les musulmans de la péninsule, soit un tiers de ses habitants, autour de leurs trois concentrations principales : les actuels Pakistan et Bangladesh au nord, et le Dekkan central (autour du nizamat de Hyderabad et du sultanat de Mysore) au sud. Il ne s’est jamais concrétisé, mais resta l’objectif des gouvernants pakistanais.
La deuxième puissance a réellement vu le jour, c’était le Pakistan historique, né du partage de l’empire des Indes en 1947. Véritable déchirement, il a déraciné et jeté sur les routes des millions de malheureux et vidé le nouvel État de la majorité de ses Hindous, remplacés par des musulmans exilés, les muhajirs. Il était constitué, à l’ouest, des provinces de l’actuel État pakistanais et, 1 600 km plus à l’est, de la partie orientale du Bengale, qualifiée de Pakistan oriental. Cet ensemble ambitionnait de reprendre le projet initial et s’agréger les musulmans du Dekkan, pour devenir au plein sens la patrie de l’islam indien. Le contraire advint. Son écartèlement géographique, les divergences culturelles entre ses deux ailes et la main lourde des élites de sa partie occidentale l’ont fait éclater. En 1971, sa partie orientale faisait sécession, sous le nom de Bangladesh, et le Pakistan occidental devenait le seul Pakistan.
La peur de l’Inde
Craignant de tomber sous influence indienne, ce troisième avatar du Pakistan s’est refermé sur une mentalité d’assiégé. Arc-bouté sur son identité islamique, amputé de la moitié de sa population, privé de son extension orientale et dépouillé de ce contrepoids stratégique qui contrebalançait l’Union indienne, il a dû renoncer à une bonne part de ses ambitions.
Cependant, ce repli sur un pré carré plus compact et moins hétérogène, conjugué aux nécessités de sa survie, l’a amené à se renforcer. Il a multiplié les achats de matériels de guerre, s’est doté de l’arme nucléaire et a noué des alliances tous azimuts pour compenser sa fragilité face au géant indien. Washington, longtemps solide allié parce qu’opposé au tandem soviéto-indien, Pékin, rival de New Delhi, de taille à lui faire équilibre, et l’Arabie Saoudite, pourvoyeuse de devises et d’emplois pour les Pakistanais, ont été et restent pour l’essentiel de fermes appuis. S’y ajoutent d’importantes relations commerciales avec la plupart des puissances occidentales et le Japon, pour lesquels Islamabad représente un juteux marché.
Simultanément, afin d’écarter la menace d’une convergence entre l’Inde et l’Afghanistan, les services secrets d’Islamabad s’activent. Le tentaculaire et redoutable Inter Services Intelligence (Isi) cherche à bloquer leur éventuel rapprochement et à les déstabiliser en s’attaquant à leurs points faibles, y associant éventuellement ses alliés traditionnels.
La présence multiforme de l’Isi se retrouve partout, du soutien apporté aux séparatistes du Cachemire aux divers attentats qui frappent l’Inde depuis quelques années (assaut contre le Parlement de New Delhi en 2001, attentats dans les chemins de fer en 2007, attaques contre des cibles civiles à Bombay en 2008…). Souvent, les organisations pilotées par l’Isi, telles que Lashkar-e-Taïba, Jaish-e-Mohammed, y sont impliquées. Parallèlement, la déstructuration de l’Afghanistan par islamistes interposés se poursuit jusqu’à nos jours, du soutien aux moudjahidine (1979-1989), à la guerre civile (1989-1997) et aux taliban (1997-2001). Elle vise à neutraliser ce pays, qui revendique la province pakistanaise de la frontière du Nord-Ouest et qui avait dominé le Pendjab et le Baloutchistan à la fin du xviiie siècle. Le chef d'état-major pakistanais, le général Ashfaq Kayani, l’a confirmé implicitement en mars 2010, affirmant que l’Afghanistan représentait « une profondeur stratégique » pour son pays, que seul un régime « ami » à Kaboul garantirait. Il aurait pu ajouter l’épithète « faible », à ami.
Laïcité vs intégrisme
En dépit de leur apparente cohérence, ces options de base se heurtent à un double obstacle intérieur et extérieur qui en complique la mise en place et génère de fortes tensions.
Au sein même du Pakistan, la diffusion de l’islamisme extrémiste des mouvements téléguidés par l’armée et les organes de sécurité n’a pas été sans conséquences. Elle s’est accélérée sous la dictature du général Zia ul-Haq qui a soutenu la résistance afghane contre les Soviétiques et imposé un mode de fonctionnement islamiste à l’État. Depuis, cet intégrisme contamine la société. Il risque, à terme, d’en bloquer le fonctionnement en y imposant de pesants interdits. On en observe un avant-goût chez les intégristes pachtounes de la province du Nord-Ouest, en particulier les taliban pakistanais. Ils prônent l’exclusion et l’enfermement des femmes, des contrôles tatillons, rejettent toute liberté de pensée hors d’un cadre religieux strict, interdisent certains moyens de communication modernes (Internet), condamnent les activités artistiques et ludiques (musique, danse, cinéma), etc. Ce mouvement se renforce aussi au Pendjab où il s’est affirmé avec force lors de la crise de juillet 2007 à la Mosquée rouge d’Islamabad. Il pourrait resurgir à tout moment.
Or, cette évolution est en contradiction radicale avec le projet des fondateurs du pays, Mohammed Ali Jinnah (1876-1948) en tête. Pour eux, le Pakistan devait être un État laïc moderne, sur le modèle de la Turquie kémaliste, où les musulmans indiens ne subiraient pas un statut de minoritaires. Cette idéologie moderniste continue d’attirer les élites dirigeantes, de Zulficar Ali Bhutto et de sa fille Benazir au général Pervez Musharraf. Pourtant les réalités géopolitiques les ont contraints à composer avec l’islamisme radical en politique étrangère. Benazir Bhutto a soutenu l’ascension des taliban et Musharraf a été ambivalent à leur égard (les condamnant officiellement, tandis que ses services les soutenaient).
On retrouve cette même dichotomie sur le plan intérieur. L’islam est le ciment censé lier les composantes de ce pays en gestation. Afin d’éviter la sécession de ses principaux groupes ethniques (Penjâbis, Sindhis, Pachtounes et Baloutches), l’appel à la foi est récurrent. Cette réactivation va à l’encontre du projet laïc. Elle est même en contradiction avec une conception tolérante de la religion islamique. Or, c’est sous le pouvoir de Zulficar Ali Bhutto, en 1974, que la pression intégriste a fait exclure par le parlement la Ahmadiyya (secte dissidente de l’islam) ! Des surenchères comparables expliquent l’agressivité des extrémistes sunnites contre les chiites minoritaires, qualifiés de mécréants. Qu’adviendra-t-il demain du mythe du fondateur de l’État, Mohammed Ali Jinnah – qualifié de « père de la nation », dont les dates de naissance et de décès sont jours fériés – lui qui était un chiite ismaélien, devenu chiite duodécimain ?
Sur le plan international, le comportement contradictoire du Pakistan pose certains problèmes à ses alliés. Néanmoins, son importance géostratégique est telle qu’ils s’en accommodent. Il s’interpose entre l’océan Indien, où il contrôle les abords du golfe arabo-persique, et l’Asie centrale, qu’il touche au nord, dans le massif de l’Hindou-Kouch, et au nord-ouest, à travers l’Afghanistan. La vallée de l’Indus, dont il occupe une grande partie, est une large pénétrante sud-nord. Enfin, il barre les voies d’invasion traditionnelles de la péninsule indienne, depuis le nord-ouest.
Pour Pékin, l’alliance avec Islamabad, l’une des premières à le reconnaître en 1950, est précieuse. À travers la chaîne du Karakorum, une route mène du Xinjiang chinois aux ports de la côte. On envisage de la doubler par un oléoduc sud-nord. À Gwadar, dans le Baloutchistan, la Chine dispose de facilités navales qu’elle a contribué à aménager.
Pour l’Arabie Saoudite, le Pakistan est un terrain d’expansion financier et un outil pour réaliser par procuration ce que ses faiblesses démographique, économique et culturelle lui interdisent de faire directement. Elle a aidé à financer la bombe atomique pakistanaise (premier pays musulman à y accéder), a soutenu la lutte contre les Soviétiques (par moudjahidine interposés) et elle renforce les courants intégristes (dont le tabligh) à sa dévotion, tant au Pakistan qu’à travers lui dans le monde islamique.
Les relations avec les États-Unis, inconditionnelles jusqu’à la fin du communisme, sont depuis plus ambiguës. Le rapprochement intervenu avec New Delhi permet à Washington de souffler le chaud et le froid avec Islamabad. Cependant il semble peu probable que les liens étroits entre l’Isi et les services américains se rompent. Ils contrôlent ensemble maints mouvements islamistes qui sont indispensables pour pénétrer l’Asie centrale, sous prétexte de guerre en Afghanistan et en réalité pour en évincer Russes et Chinois. On peut donc présumer que tant que le Pakistan n’aura pas implosé (comme l’envisagent certains experts militaires étasuniens), des contacts étroits continueront de lier les deux puissances.
Le jeu de l’Iran et de l’Inde
C’est avec l’Iran que les relations sont les moins heurtées, peut-être parce qu’ils ne sont en contact qu’à leurs confins. Évidemment, les Baloutches, trafiquent des deux côtés de la frontière, posant des problèmes à chacun, certes des rivalités surgissent en Afghanistan, et bien sûr les uns sont majoritairement chiites et les autres sunnites, mais aucun problème majeur de domination ou de survie n’existe entre eux.
En revanche, Islamabad use de sa capacité de nuisance pour modérer les appétits de New Delhi, toujours attachée à reconstituer le défunt Raj. Les Indiens tissent leur toile autour du Pays des purs, tablant sur sa décomposition sous l’effet de ses divers particularismes. Ils font confiance au temps et alimentent discrètement les forces centrifuges, dans l’attente d’une nouvelle rupture semblable à celle qui éloigna le Bangladesh. On les a successivement accusés d’aider les séparatistes baloutches, les taliban d’Afghanistan, ceux du Pakistan et les autonomistes du Sind. En face, les Pakistanais, incapables de contrer l’Inde de front, y instrumentalisent les forces de désintégration. Les deux politiques se poursuivent, en dépit de manifestations de bonne volonté affichées de part et d’autre, par exemple après les attaques de Bombay. Connaissant la multiplicité des facteurs qui s’enchevêtrent, en Asie du Sud et dans le reste du monde, il est difficile de savoir ce qu’il adviendra.