C’est le général quatre étoiles étasunien Stanley McChrystal, préposé aux actions ultraviolentes et aux assassinats ciblés en Irak comme en Afghanistan, la retraite depuis peu, qui le dit : les États-Unis se sont lancés dans la guerre d’Afghanistan avec une vision « effroyablement simpliste » (1). Dix ans après, les États-Unis et ses alliés continuent d’occuper l’Afghanistan et dévaster le pays sous prétexte de le reconstruire. Pourtant, toujours selon McChrystal, les États-Unis et l’Otan n’ont atteint leurs objectifs qu’à 50 %.
Cinquante pour cent de quoi, au fait ? Selon certaines sources, un peu de plus de 2 750 soldats étrangers ont été tués depuis que l’Otan a envahi le pays en 2001. Entre 14 000 et 18 000 civils afghans auraient trouvés la mort, souvent dans les attentats à la bombe artisanale, selon les Nations unies. Chiffres sous-estimés ? Certains le pensent. Selon les estimations d’un ancien militaire américain devenu pacifiste, si on compte les morts, les blessures et les traumatismes graves, le nombre des seules victimes américaines en Irak et en Afghanistan s’élèverait à un demi-million (2). On peut donc craindre que le nombre de morts et de blessés afghans soit beaucoup plus élevé que les agences internationales ne le disent.
Quelque 57 milliards de dollars d’aide internationale ont été acheminés vers l’Afghanistan depuis 2001. Selon l’Agency Coordinating Body for Afghan Relief’s(ACBAR) (3), qui regroupe plus d’une centaine d’organisations d’entraide en Afghanistan, il y eu des progrès non négligeables dans ce pays, surtout dans les zones urbaines. Quatre-vingts pour cent des Afghans ont désormais accès aux services sanitaires, même rudimentaires, comparés aux 9 % en 2001. Le nombre d’enfants scolarisés – un million il y a dix ans, dont seulement 5 000 filles – s’élève maintenant à 7 millions, dont un tiers de filles. Mais, admettent les agences humanitaires, la plupart des Afghans vivent toujours dans la misère. Ils sont devenus de plus en plus méfiants à l’égard de l’aide occidentale, dont une partie considérable est absorbée par les salaires des expatriés, ONG comprises, et des hommes de main embauchés pour assurer leur sécurité.
Signalons qu’en matière d’illettrisme et de l’alphabétisation, l’Afghanistan fait désormais aussi bien que l’Inde. Dans une récente étude, des spécialistes indiens ont comparé l’ensemble des pays du monde sur la question, pour trouver que « la plus grande démocratie du monde » se situait dans le peloton de queue en compagnie de l’Afghanistan, du Yémen et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (4). La différence est que l’élite indienne regorge de richesses. Début octobre, le président afghan Hamid Karzai a visité New Delhi. Les deux pays ont signé des accords dans le cadre d’un « partenariat stratégique » afin d’approfondir les liens – ce qui a provoqué une crise d’apoplexie chez le voisin pakistanais… Des milliers d’étudiants afghans fréquentent déjà les universités indiennes. Et des militaires indiens forment des éléments de l’« Armée nationale afghane ».
L’Inde a déjà consacré une partie des 2 milliards de dollars d’aide qu’elle a promise à l’Afghanistan depuis 2001 à des projets de construction des routes, et même du Parlement afghan à Kaboul. Désormais elle veut s’assurer qu’avec le départ projeté des occupants, occidentaux principalement, l’Afghanistan ne sombre pas dans la guerre civile. Un tel conflit pousserait à la prolifération de djihadistes dans la région, affirment les Indiens. Le régime de Karzai s’apprête aussi à signer un accord semblable avec les États-Unis. Or Washington, tout en prétendant s’en retirer, laisse en Afghanistan des groupes de mercenaires que les membres de l’Otan emploient de plus en plus pour leurs opérations dans des pays tiers. Surtout, les États-Unis veulent maintenir une présence à long terme en Afghanistan. Pas nécessairement avec des bases permanentes, précisait en juin 2011 le secrétaire à la Défense sortant, Robert Gates, mais en tant que locataire des bases appartenant à l’armée afghane (5). Cherchez la différence…
Si l’Inde craint les djihadistes, la majorité des Pakistanais aussi. Après l’Irak et l’Afghanistan, ce sont le Pakistan et l’Inde les plus frappés par les attentats de ce genre. De petits groupes, appelés « taliban pakistanais », sont actifs, surtout dans le nord-ouest du Pakistan. D’autres djihadistes, plus proches des penseurs islamiques ultraconservateurs, agissent dans d’autres régions du pays, avec des débordements vers l’Inde. Les services secrets pakistanais manipulent-ils toute cette « faune » ? Les responsables indiens le pensent, et parfois le disent. Pour l’amiral américain Mike Mullen, relayé complaisamment par les médias, ce sont les services pakistanais qui contrôlent le réseau Haqqani, le très conservateur groupe de combattants pachtounes afghans, allié aux taliban afghans du légendaire mollah Mohammed Omar qui, eux, sont moins conservateurs. La réponse du gouvernement pakistanais : nous agirons dès que nos alliés étasuniens nous indiqueront qui, parmi nos militaires ou nos espions, entretiennent ces liens si serrés avec le réseau Haqqani. Pour le ministre pakistanais de l’Intérieur, Rehman Malik, son pays s’attend à ce que les États-Unis et d’autres alliés reconnaissent les sacrifices qu’a consentis le Pakistan dans la « guerre contre la terreur ». Celle-ci a coûté au Pakistan 68 milliards de dollars et 36 000 morts, affirme Malik (6).
Le réseau Haqqani, un groupement clanique fondé, dans les années 1980, par le « commandant » Jalaluddin Haqqani, fut longtemps béni par Washington. Haqqani et ses amis faisaient le coup de feu contre le régime afghan de gauche, appuyés par l’Union soviétique d’alors. Un député du Texas, Charlie Wilson, actif jusqu’à sa mort dans les expéditions néocoloniales de son gouvernement, a même décrit Jalaluddin Haqqani comme « la bonté personnifiée » (7). Haqqani fut même convié à la Maison-Blanche sous la présidence de Ronald Reagan. Plus tard, il fut ministre dans le premier gouvernement taliban, puis invité à devenir membre du gouvernement de Hamid Karzai, mis en place à Kaboul par Washington après la défaite des taliban. Or, les taliban sont de retour et font feu contre les États-Unis et leurs alliés. À leurs côtés – et presque sous leurs ordres – combat le réseau Haqqani dirigé par Sirajuddin, fils de son père.
Avant de partir à la retraite en septembre dernier, l’amiral Mullen a dit qu’il avait visité le Pakistan vingt-sept fois comme commandant en chef des armées américaines. Il croyait avoir établi une relation intime avec le chef des armées pakistanais, le général Ashfaq Kayani. Mais, finalement, il s’est déclaré déconcerté par la situation la plus complexe et la plus dangereuse au monde (8).
En fait, les relations entre son pays et le Pakistan remontent aux années 1950, peu après l’indépendance du Pakistan. Ce pays fut à la fois membre des défuntes alliances militaires à dominance américaine, l’Organisation du traité central (Cento), basé à Bagdad, et l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (Seato), à Bangkok. Il est toujours un allié majeur non membre de l’Otan. C’est avec la guerre en Afghanistan, initiée par Washington dans les années 1980, que les services secrets pakistanais, l’ISI, gagneront en puissance et en autonomie. Les rapports entre barbouzes étasuniens et barbouzes pakistanais étaient alors multiples et intimes. Ils le sont moins, semble-t-il. La seule grande victoire de l’ISI a été la prise de Kaboul par leurs amis et obligés taliban en 1996. À l’époque, cela plaisait fort à Washington… Laissons le mot de la fin à l’ancienne députée et féministe afghane Malalai Joya : « La seule solution pour mettre fin à la situation catastrophique est le retrait de toutes les troupes de notre pays, car leur présence rend plus difficile notre lutte pour la justice et pour la paix. Elle confère de l’importance aux groupes réactionnaires et étroits d’esprit qui représentent un véritable obstacle à une démocratie authentique. Avec le départ de ces troupes, on brisera les reins des seigneurs de guerre taliban. » (9)
(1)www.cfr.org/defense-strategy/hbo-history-makers-series-stanley-mcchrystal-video/p26065
(2)https://latimesblogs.latimes.com/babylonbeyond/2010/06/iraqafghanistan-.html – version papier, juin 2010.
(3)www.acbar.org/
(4)Financial Times, Londres, 25 août 2011.
(5)US wants “joint bases” in Afghanistan, Washington Post, 9 juin 2011.
(6)Outlook, Delhi, 27 septembre, 2011.
(7)The Independent, Londres, 2 janvier 2010.
(8)The Independent ? Londres, 2 janvier 2010.
(9)www.afghanwomensmission.org/