Un œil ouvert sur la puissante Chine, le président Obama a loué les « valeurs partagées » avec l’ami indien. Vœu pieux, semble-t-il. Car New Delhi n’est pas prête à tout sacrifier pour apaiser le « soldat Barack ».
La grand-messe organisée autour du voyage de Barack Obama en Inde, début novembre, n’a pas caché – et c’est le moins qu’on puisse dire – les inquiétudes indiennes. Pour D. S. Rawat, secrétaire général desChambres de commerce associées et de l’industrie (Associated Chambers of Commerce and Industry, Assocham),l’accès des produits et services indiens sur le marché étasunien sera problématique. « Obama a des soucis avec l’économie de son pays, explique-t-il, et le problème de l’emploi le préoccupe » (1). Même son de cloche chez l’industriel Rahul Bajaj qui estime que le président américain « veut que nous achetions des équipements militaires auprès des États-Unis, pour que cela puisse créer des emplois chez lui. Il veut que nous ouvrions notre marché pour qu’eux puissent vendre leurs produits ici, mais qu’aurions-nous en échange ? » (2)
Lors de son séjour en Inde, Barack Obama a loué les « valeurs partagées ». Au parlement indien, il a déclaré qu’il espérait voir « des Nations unies réformées qui auront l’Inde comme membre permanent du Conseil de sécurité » (3)… feignant sans doute d’oublier que d’autres candidatures pèsent de tous leurs poids, notamment celles de l’Allemagne, du Brésil, du Japon ou de l’Afrique du Sud. En fait, aider l’Inde à devenir une puissance mondiale est une proposition coutumière du fait américain, à commencer par l’ancien président George W. Bush…
D’ailleurs, cela n’intéresse guère le pays, écrit Siddharth Varadarajan, commentateur réputé du quotidien The Hindu. « Les dirigeants indiens, note-t-il, ont leurs propres ambitions globales et ne sont pas attirés par la perspective de devenir un État client, ou même un allié militaire ou un partenaire. » (4) Des hésitations, voire des objections, qui ont soulevé irritation et colère au sein de l’élite américaine.
Premier contrat espéré par les États-Unis, la vente d’équipement nucléaire. New Delhi met en place un vaste plan atomique, civil et militaire, et peut déjà compter sur la mansuétude américaine et européenne, qui n’a jamais considéré qu’il y avait là un risque de prolifération nucléaire, contrairement au voisin iranien. Ce cadeau offert à l’Inde dont on mesure rapidement les arrière-pensées (l’Inde se joindrait aux campagnes américaines anti-chinoise et anti-russe) n’en est pas moins un sujet d’intense courroux aux États-Unis. Motif, le parlement indien a voté, contre l’avis même de son gouvernement, une législation sur la « responsabilité nucléaire », exigeant que les sociétés nord-américaines qui souhaitent vendre des équipements acceptent leur part de responsabilité en cas d’accident. Deux d’entre elles, Westinghouse et General Electric, n’ont pas caché leurs craintes d’avoir à répondre de désastres provoqués par les défauts éventuels de leurs équipements, et cherchent actuellement des stratagèmes pour contourner cette législation. L’accident de Bhopal en 1984 hante encore les esprits. À l’origine du désastre, la société américaine Union Carbide s’en est tirée à très bon compte : la multinationale Dow Chemicals, dont elle dépend, a fait semblant de ne rien savoir…
Autre dossier, la vente d’armes. Washington espère la signature d’accords (5) qui officialisent une « interopérablilité » entre les forces militaires des deux pays. Cette relation serait si étroite que l’Inde devrait non seulement acquérir des armes américaines, mais aussi cordonner ses objectifs stratégiques avec ceux des États-Unis. Même si New Delhi soutient la guerre menée en Afghanistan, les aventures américaines en Asie et dans le proche Irak ont laissé un goût de cendres amer dans la bouche des dirigeants indiens. Avec l’Iran en ligne de mire, l’Inde ne veut pas jouer avec le diable.
Le « partenariat stratégique » rêvé par Obama est donc loin de se mettre en place. Si certaines élites y voient un moyen inespéré de damer le pion à une éventuelle menace de la Chine, « l’Inde, note encore Varadarajan (6), ne souhaite pas devenir ni un allié ni un partenaire subordonné, comme le Japon ou l’Australie. » En se procurant des avions de combat, New Delhi deviendrait, en cas de conflit, entièrement dépendant du bon vouloir américain, en ce qui concerne les pièces de rechange par exemple – contrairement aux achats d’armes russes qui sont généralement accompagnés de transferts de technologies et de mises en place de capacités de production. Autre difficulté relevée, les contrats américains contiennent des restrictions dites « end-user », qui empêchent l’acheteur de modifier les équipements selon ses besoins…
Si certains accords préliminaires peuvent néanmoins être confirmés, comme la vente d’avions transporteurs Boeing C-17 et de locomotives, on peut se demander comment réagira la superpuissance si jamais l’Inde refuse de dépenser des milliards en systèmes d’armes américains. Car des achats indiens, paraît-il, dépendent des dizaines de milliers d’emplois aux États-Unis. Selon des estimations (7), 10 milliards de dollars d’exportations sauveraient où ne créerait pas loin de 100 000 emplois aux États-Unis.
Washington confie, à voix à peine mesurée, que s’il amadoue New Delhi, c’est pour mieux contrer Beijing, l’ennemi juré. Après l’Inde, le président Obama a visité l’Indonésie, le Japon et la Corée du sud, soulignant que son pays reste incontournable en Asie et dans la région du Pacifique. Conflit entre la Chine et le Japon au sujet des îles de la Mer de Chine ? Les États-Unis proposent de faire l’arbitre. Problème entre le Japon et la Russie au sujet des îles Kouriles au nord ? Arbitre aussi ! En attendant une improbable distribution de cartons jaunes, à quelques miles, sur l’île japonaise méridionale d’Okinawa, les habitants couvent leur colère contre la présence de la d’une base américaine géante. Cédant finalement aux pressions de Washington, Tokyo a maintenu cette installation militaire, malgré son engagement de la faire fermer.
La Corée du Sud, qui a désormais un président fermement anti-Corée du Nord, contrairement à ses prédécesseurs, semblait sourire au président Obama. Celui-ci a pourtant renoncé à annoncer un vaste accord de libre échange avec ce pays. Si les exportations et les importations totalisent 68 milliards de dollars (8), les tentatives de ventes du bœuf américain ont réveillé les craintes de dépendance alimentaire chez les Sud-Coréens… tandis que les fabricants d’automobiles et syndicats américains se sont plaint des barrières érigées en Corée du Sud contre les exportations de véhicules.
Restait l’Indonésie, où Barack Obama a passé quelques années de sa vie de jeune homme. Saluant la tolérance, religieuse ou ethnique, de ce pays, le président américain a tenu à rappeler que son pays n’est pas, et ne sera jamais, en guerre contre l’Islam, mais seulement contre Al-Qaïda et ses groupuscules (9). Cette déclaration de bonnes intentions n’empêcha pas des milliers d’Indonésiens d’organiser des manifestations de protestations anti-américaines.
Début novembre, pendant que son patron voyageait en Asie, Robert Gates, secrétaire américain à la Défense et vétéran des aventures étrangères, qui faisait un tour en Australie, déclara que les États-Unis comptaient élargir leur rôle dans le sud-est asiatique. « Ce n’est pas contre la Chine, affirma-t-il, mais cela concerne plutôt nos relations avec le reste de l’Asie. » (10). Discours un peu différent chez l’allié australien, par la voix de son premier ministre, Julia Willard, qui révélait au même moment : « Bien sûr, nous discuterons de la montée de la Chine… Avec les États-Unis, nous voulons que la Chine soit une force de bien. » (11) Une force de bien pour qui ?
(1)Press Trust of India, 4 novembre 2010.
(2)Press Trust of India, 4 novembre, 2010.
(3)Rediff News, Delhi, 9 novembre 2010 : « Is Obama’s backing India’s UNSC bid merely symbolic ? »
(4)The Hindu, Chennai, 5 novembre 2010.
(5)LSA, Logistics Support Agreement, et Cismoa, Communication and Information Security Memorandum of Agreement.
(6)The Hindu, Chennai, 5 novembre 2010.
(7)Financial Times, Londres, 2 novembre 2010.
(8)Bloomberg, 11 novembre 2010.
(9)https://articles.cnn.com/2010-11-09/
(10)www.bbc.co.uk/news/world-asia-pacific-11705355, BBC, 7 novembre, 2010.
(11)BBC, 11 novembre 2010, op cit.