Les Destouriens ne se sentaient pas chez eux au RCD et ont pâti, eux aussi, de tracasseries policières. Quant à l’article 15 du décret-loi relatif à l’élection de la Constituante, il constitue une tentative visant à les éradiquer. Tels sont les deux principales idées-forces développées par le président du Parti réformateur tunisien, M. Faouzi Elloumi, dans son entretien au quotidien tunisien Chourok.
Personne ne pouvait imaginer que le mouvement destourien, qui avait bâti l’Etat et mis en place un modèle de société résolument moderniste, restait encore si vivace et continuait à exercer autant d’attrait auprès de larges franges de Tunisiens après tant d’années d’emprise d’un système plus proche de la mafia que d’un véritable pouvoir, allant jusqu’à accaparer les ressources du pays. Avec son approche critique de l’expérience de pouvoir de Bourguiba, le Parti réformateur destourien semble commencer à avoir une présence remarquée dans le paysage politique. Dans cet entretien, M. Faouzi Elloumi, président du Parti réformateur destourien parle de la vision qu’a son parti du paysage politique et économique et de l’élection de l’Assemblée nationale constituante.
Quels ont été vos préparatifs dans la perspective de l’Assemblée nationale constituante et à combien le nombre de vos listes engagées s’élève-t-il ?
Dès le début de nos préparatifs en vue des élections de l’Assemblée nationale constituante, nous avons d’emblée estimé préférable de nous allier avec des partis qui partagent notre référentiel intellectuel et politique. Nous avons ainsi rencontré le Parti de l’avenir, le Parti de l’initiative et les listes indépendantes « Patrie libre » avec lesquels nous avons constitué une alliance qui est présente dans la totalité des circonscriptions sous l’étiquette de « Liste d’union nationale », celle-là même pour laquelle avait opté notre parti d’origine, aux tout début de l’édification de l’Etat, du temps de la Première assemblée constituante. En effet, nous nous attelons, actuellement, aux côtés des autres forces politiques, à la reconstruction de la Tunisie.
Dans certaines régions, nous avons préféré nous y présenter avec des listes propres à chacun d’entre nous. Nous sommes ainsi présents dans toutes les circonscriptions électorales, en Tunisie et à l’étranger.
Pour ce qui est de votre parti, où sa présence se manifeste-t-elle le plus en Tunisie ?
Nous sommes présents dans toutes les régions sans exception, et même à l’étranger. En fin de compte, nous ne sommes pas à proprement parler un nouveau parti. Nous nous inscrivons en droite ligne dans le prolongement du Mouvement réformiste tunisien dont le leader, Habib Bourguiba, fut l’une des figures de proue. Nous nous réclamons, de même, de l’héritage du parti qui avait conduit le Mouvement de libération nationale et la bataille de l’édification de l’Etat. Ce parti, nous l’avons fondé un 9 avril sous l’étiquette de « réformateur destourien » car Bourguiba, même non démocrate, fut un réformateur. Tout ce qui a été fait et réalisé en Tunisie est l’expression, la résultante des orientations de Bourguiba.
Dans l’Histoire, les réformateurs ne furent pas tous des démocrates. En France, par exemple, Napoléon Bonaparte n’était pas un démocrate, ce qui n’empêche pas que son legs soit aujourd’hui le pilier de l’Etat français. Napoléon fut, en effet, un grand réformateur. En Chine, Mao Tsé Tong ne fut pas, lui non plus, un démocrate. Pourtant, il fut un réformateur. Il en va de même pour Lénine et Staline. Ni l’un ni l’autre ne furent des démocrates, ce qui ne les a pas empêchés, par delà les erreurs, édifié leur pays en s’appuyant sur des approches réformistes.
La réforme est la principale œuvre de Bourguiba, premier Président de la Tunisie. Avant lui, la Tunisie n’était pas indépendante dans la mesure où le Bey était turc. C’est ce qui confère à l’Indépendance, en 1956, la dimension d’un évènement exceptionnel.
La question des RCDistes est un vaste sujet de controverse politique. Quel rapport votre parti a-t-il avec les RCDistes, c’est-à-dire les membres du Rassemblement dissous, qu’il s’agisse des dirigeants et de ses bases ?
Je pense qu’en Tunisie nous sommes, hélas, en présence d’un opportunisme politique éhonté. Les partis politiques, du moins la plupart d’entre eux, ont un état d’esprit opportuniste. Quand une idée est avantageuse pour eux, ils la décrètent positive et bonne à prendre. Mais quand elle est à leur désavantage ils l’attaquent et la combattent. Par le poids électoral qu’ils représentent et l’expérience qui est la leur en matière de gestion, les RCDistes sont les bienvenus et accueillis à bras ouverts dans ces partis qui les qualifient de « RCDistes propres ». Mais, lorsqu’ils rejoignent des partis ayant un référentiel destourien, ils deviennent vite la cible des insultes et des invectives au simple motif qu’ils sont des adversaires.
Les RCDistes, on les retrouve dans tous les partis, d’Ennahdha aux formations de gauche, en passant par le FDTL et le CPR. Parfois, ils y occupent même des postes dirigeants intermédiaires. Certains d’entre eux sont des têtes de liste d’autres partis. C’est pourquoi je dis ceci à ceux qui agitent l’épouvantail « RCDiste »: « Stop à l’opportunisme! Pensez à l’avenir ! ».
En tant que famille destourienne, comment évaluez-vous votre expérience du pouvoir et votre relation avec Ben Ali ?
Il importe, tout d’abord, de préciser que Ben Ali ne comptait pas uniquement sur les Destouriens, lui qui avait usé de toutes les forces politiques, de la droite à la gauche, des islamistes aux mouvances de gauche, y compris la société civile, l’UGTT, la magistrature et la presse. Même les organisations européennes et les secteurs névralgiques ont soutenu Ben Ali et lui ont donné un blanc seing pour administrer l’Etat à sa guise. Ben Ali ne s’était pas appuyé sur le seul RCD. Alors il y a lieu de se demander pourquoi les RCDistes auraient à assumer seuls le passif de Ben Ali.
C’est ensuite un fait que le Rassemblement fut un mélange de sensibilités politiques. Les Destouriens constituaient une opposition silencieuse en son sein. Nous ne n’y sentions pas chez nous. Nous avons même fait l’objet de tracasseries policières et de rapports quotidiens. Nos moindres faits et gestes étaient épiés. D’ailleurs, vous avez dû remarquer combien furent nombreux les Destouriens exclus de la vie politiques, trois mois seulement après le 7 novembre. Et voilà que l’article 15 les exclut, encore une fois.
L’article 15 a exclu un grand nombre de Destouriens. Comment percevez-vous cet article ?
L’article en question n’est absolument pas démocratique. Ben Ali avait procédé, vingt-trois années durant, à l’exclusion des Destouriens authentiques. Et voila que l’article 15 les met de nouveau au ban. Quant aux « Mounachidine », ils sont pour la plupart des victimes car personne ne leur a demandé leur avis. Même ceux d’entre eux qui l’avaient été ne pouvaient pas refuser dans le contexte du pouvoir policier d’alors.
Ce que les gens ne savent pas, c’est qu’un grand nombre de responsables RCD aux municipalités, à la Chambre des députés et même au Comité central n’avaient même pas la carte d’adhésion, surtout dans les régions. Ceux là étaient, en effet, choisis parmi les cadres et présentés comme RCDistes alors qu’ils n’avaient rien à voir avec le parti. La peur était de mise, en effet, et le système répressif et l’arbitraire omniprésents. C’est pourquoi la révolution a libéré tout le monde, une révolution spontanée qui n’a été le fait d’aucun parti, d’aucun leadership. Pourquoi, dès lors, faire porter aux seuls Destouriens la responsabilité de ce qui s’était passé sous Ben Ali ?
Nous réclamons de demander des comptes et de juger quiconque serait impliqué dans des malversations ou aurait nui au peuple. Pour autant nous refusons toute forme de sanction collective et récusons les accusations gratuites. L’article en question est foncièrement l’expression d’une volonté d’éradiquer un adversaire politique. On n’en trouve aucun équivalent dans le monde.
Je défie quiconque de citer un seul exemple semblable à l’article 15 dans le monde démocratique. Ceci n’est digne ni de la Tunisie ni d’une révolution pacifique. Je mets par ailleurs en garde contre le fait que des partis politiques préparent un projet destiné à exclure de nouveau les Destouriens au cours des assises de l’Assemblée constituante, dans le but de les mettre au ban de la vie politique, soit en les empêchant de se porter candidats aux prochaines élections législatives, présidentielle et municipales, soit en proclamant leur inéligibilité pour une durée de 5 ou 10 ans. Ceci constituerait une grave menace pour l’avenir de la Tunisie et aurait un effet catastrophique sur la paix sociale. Les Destouriens et toutes les forces éprises de démocratie doivent faire bien attention à ce qui se trame actuellement pour pousser la Tunisie vers l’abîme.
L’argent politique représente désormais une vraie menace pour la vie démocratique. Quelle est votre position concernant la publication des comptes des partis ?
L’argent politique est la pire menace qui puisse planer sur l’expérience démocratique. D’aucuns parlent de blanchiment d’argent pour le compte de partis. Il a aussi des partis qui achètent des voix « par tête ». Il y aurait même une bourse et des surenchères du fait de l’abondance de l’argent politique. En ce qui nous concerne, nous autres partis destouriens n’avons aucun argent hormis les droits d’adhésion. Nous constituons les partis les plus dépourvus de ressources. Mon opinion personnelle est que les adhérents sont la clé de la force des partis. En France, le montant maximum de l’apport d’un adhérent à son parti n’excède pas l’équivalent de quinze mille dinars. Ce sont les partis les plus populaires qui sont les plus représentatifs de la société. Quant au cas d’un parti qui dispose de 100 milliards sans avoir d’adhérent, il pose plus d’une interrogation.
Il y a un autre volet qui concerne la contribution des sociétés. Parmi les hommes d’affaires, il en est qui ont une tendance politique et des convictions idéologiques qu’ils veulent défendre par le biais de leur parti. Il est donc de leur droit d’apporter une contribution en tant que personne morale au financement de leur parti, quoiqu’un plafond doive en être fixé.
Vous êtes un homme d’affaires qui a des projets d’investissement. Comment percevez-vous l’avenir de la situation économique en Tunisie, surtout dans le contexte des développements de la situation en Libye ?
Le gouvernement actuel est un gouvernement provisoire mais certains le considèrent comme un gouvernement de gestion des affaires courantes. Dans un cas comme dans l’autre, il ne peut pas prendre des décisions de réforme fondamentales. Après l’élection de l’Assemblée constituante, il y aura un gouvernement légitime qui sera désigné par l’Assemblée. Ce sera, vraisemblablement, un gouvernement de coalition. Une querelle pourrait avoir lieu entre les partis au sujet du choix du gouvernement et de son chef, ce qui handicaperait l’activité et le programme économiques dans la mesure chacun des partis a ses propres programmes qui seraient divergents de ceux des autres. Nous serions alors en présence d’un gouvernement dépourvu de programme, autrement dit encore une fois un gouvernement de gestion des affaires courantes.
L’économie tunisienne n’y a pas intérêt car elle serait à la merci du pouvoir de l’administration qui rechignerait à prendre les bonnes décisions afin d’éviter d’avoir des problèmes, exactement ce à quoi nous assistons actuellement. Nous passerons ainsi d’une situation transitoire à une situation provisoire. Il n’y aura aucune amélioration de l’économie tant que nous ne parviendrons pas à la situation définitive car l’investisseur ne risque pas ses capitaux dans une situation provisoire.
Trois partis portent actuellement l’étendard du Destour, en plus de trois autres qui se réclament clairement du référentiel destourien. Envisagez-vous de fusionner en une seule formation ?
Nous nous employons à fédérer les trois partis destouriens. Des pourparlers sont en cours entre les dirigeants du Parti libéral destourien démocratique, du Nouveau parti destourien et de notre parti. Nous sommes, cependant en butte à une difficulté juridique qui tient au fait que la loi sur les partis n’autorise ni la fusion ni l’unification. La loi prévoit, dans ce cas, la dissolution d’un ou de plusieurs partis et la constitution d’un nouveau parti. Le problème auquel nous sommes confrontés est celui-là. Je pense que la loi sur les partis doit faciliter l’unification des partis afin qu’un parti ne soit pas contraint à se dissoudre et à liquider son actif avec le risque de préjudice moral que cela comporte. Nous n’en œuvrons pas moins sérieusement à fédérer nos trois partis, d’autant que nos relations ne se posent pas en termes de compétition mais en termes de coopération. Sans compter que nous avons le même référentiel.