C’est le bras de fer continu entre les militaires et les contestataires. Ces derniers, qui s’accrochent à la Place Tahrir, l’épicentre de la révolution, viennent de remporter une manche, mais chaque jour ils se rendent compte que l’après-Moubarak ne sera pas ce long fleuve tranquille qu’ils imaginaient.
Le bouillonnement populaire ne se dément pas. À plusieurs reprises, le face-à-face entre l’armée, qui veut imprimer son empreinte et son rythme à la révolution, et la Place Tahrir a failli tourner à l’affrontement. Mais les jeunes « révolutionnaires du facebook »sont décidés à tenir le coup. « Il ne faut pas que la révolution se perde en route. Il faut rétablir chaque fois le rapport de force en mettant la pression sur les caciques de l’armée », proclame ainsi un activiste. Les mobilisations se suivent et se ressemblent. Elles sont rythmées par le même cri qui avait retenti au début de la révolution : « Le peuple veut la chute du régime », comme pour signifier aux maîtres galonnés du moment que la révolution est au milieu du gué et qu’ils ne sont pas dupes de leurs manœuvres, aussi subtiles et savantes soient-elles, pour tenter de perpétuer le régime après le départ de son chef Hosni Moubarak.
Ces jeunes, dont les modes de mobilisation et d’expression directe, sans langue de bois, continuent à dérouter les militaires, viennent de remporter une nouvelle manche dans leur longue marche vers la démocratisation de leur pays. Après avoir arraché le limogeage de tous les symboles du régime honni du gouvernement et la dissolution de la police politique – le redoutable Amn Al Dawla – ils ont contraint les militaires, qu’ils soupçonnaient de vouloir passer l’éponge, à traduire en justice Moubarak et ses deux enfants, Alaâ, l’homme d’affaires, et Gamal, le dauphin présomptif, qui faisaient la pluie et le beau temps dans un pays livré à l’affairisme. Les trois prévenus ont été entendus par le juge d’instruction dans le cadre d’une enquête sur la répression des manifestations de janvier et février – qui ont fait au moins 800 morts – et pour corruption. Suzanne Moubarak a été également convoquée, de même que quelques autres comparses proches de l’ancienne famille présidentielle.
Cependant, si Hosni Moubarak a été placé en résidence surveillée dans un hôpital de Sharm el-Sheikh, avant d’être entendu au tribunal du Caire, ses deux fils ont subi le traitement réservé au commun des mortels : ils ont été placés en détention préventive pour quinze jours à la prison de Tora. Rien ne leur a été épargné. À l’entrée de la prison, ils ont dû abandonner leur portable, leur montre et leurs bijoux, défaire les lacets de leurs souliers, remettre leur ceinture aux gardiens et endosser l’uniforme blanc des détenus. Une foule en colère les a accueillis aux cris : « Voleurs, voleurs ! »
La fille de l’ancien président Anouar al-Sadate, Roquaya, qui accuse Hosni Moubarak d’avoir télécommandé l’assassinat de son père exécuté par des islamistes, a pour sa part a annoncé qu’elle poursuivrait « jusqu’à dans sa tombe » le président déchu pour obtenir réparation.
C’est la deuxième « charrette » que le procureur général est ainsi contraint, sous la pression de la rue, de convoquer devant la justice. La première était composée des pontes les plus en vue de l’ancien régime parmi lesquels : Safwat Al Charif, dernier secrétaire national du Parti national démocrate (PND) au pouvoir, cacique des caciques, qui mettait en musique les politiques officielles depuis plus de quarante ans (déjà sous Sadate) ; Fathi Sourour, inamovible président de l’Assemblée du peuple depuis plus de vingt ans ; le ministre du Pétrole Sameh Fahmi ; et le directeur du cabinet présidentiel Zakaria Azmi, homme énigmatique qui suivait Moubarak comme son ombre. On les dit tous à la tête d’immenses fortunes, dont l’enquête doit établir si elles ont été acquises d’une façon licite ou non. Ils avaient été précédés au tribunal par le magnat du fer et de l’acier Ahmed Ezzat, les anciens ministres du Tourisme et du Commerce, alors que quelques seconds couteaux ont été interdits de sortie ou vu leurs comptes en banque gelés et leurs affaires mises sous séquestre en attendant les conclusions des enquêtes les concernant.
Il ne s’agit pas d’un simple épisode dans le cours tumultueux de cette révolution inédite. En s’appropriant le thème de « l’assainissement et de la moralisation de la vie publique », les jeunes révolutionnaires savent qu’ils jouent gros, tant les intérêts sont imbriqués entre civils et militaires, politiques et hommes d’affaires. Mais ils savent en même temps, qu’ils privent les Frères musulmans, l’une des formations postrévolutionnaires les mieux organisées, de leur thème de mobilisation favori, à la veille de deux échéances électorales aux résultats incertains : les législatives en septembre et la présidentielle plus tard.