Nombreux sont les Européens, notamment les Français, qui ignorent que la prison Longwood, qui a servi de lieu de détention de Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène, au début du XIXe siècle a également accueilli, mais 140 années plus tard, un certain nombre de militants bahreïnis qui avaient eu l’outrecuidance de revendiquer des réformes constitutionnelles pour leur pays. Ils furent alors réprimés, non seulement par l’ancien émir de l’archipel, mais surtout par les forces d’occupation britanniques. Avant eux, plus précisément en 1938, le Résident britannique de l’époque, Sir Charles Darlymple Belgrave (qui s’était donné comme titre Belgrave of Bahrain), avait déporté un certain nombre d’intellectuels, de commerçants et des travailleurs du pétrole en Inde. Leur délit ? Avoir participé à une grève pour revendiquer la tenue d’élections libres et des réformes constitutionnelles. En 1922, un grand soulèvement populaire a éclaté contre les impôts discriminatoires imposés arbitrairement à certaines catégories de la population et contre le système de la corvée pratiqué légalement par la famille princière. Le dénominateur commun entre tous ces mouvements populaires de contestation : les participants à ces mouvements étaient indistinctement des chiites et des sunnites. La divergence confessionnelle ne les avait pas empêchés de former un front uni pour revendiquer des réformes. Un autre point commun : la dynastie régnante Al-Khalifa n’avait pas réprimé ces soulèvements populaires parce qu’ils menaçaient le système de gouvernement, les privilèges princiers et les intérêts locaux de ces potentats seulement, mais aussi pour servir un agenda extérieur et des intérêts des puissances régionales et internationales.
Bahreïn fut le premier pays du Golfe à exporter le pétrole – découvert en 1932 – vers l’Europe. Jusqu’à son indépendance en 1971, l’archipel était un protectorat britannique qui faisait barrage à l’Empire ottoman et aux autres puissances internationales qui cherchaient à contester la domination de la Grande-Bretagne sur l’océan Indien. Il a rempli également la fonction d’un réservoir pétrolier qui alimentait les besoins croissants de l’industrie britannique en énergie. Sa vocation stratégique a changé aujourd’hui de nature : l’archipel constitue désormais une sorte de zone tampon entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Ou plus exactement entre les sujets saoudiens chiites et les influences de la République islamique iranienne créée par l’ayatollah Khomeiny. Il abrite aussi une base pour la Ve flotte de la marine américaine.
Cela explique sans doute l’extrême inquiétude des États-Unis face aux développements du soulèvement populaire bahreïni déclenché le 18 février inspiré par le vent de démocratisation qui a soufflé sur le monde arabe, et qui a touché jusqu’ici la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, la Jordanie et la Syrie. Il explique également l’intervention militaire saoudienne sous couvert des « Forces du Bouclier de la Péninsule » qui dépendent du Conseil de coopération du Golfe avec la présence de quelques militaires émiratis. Mais en fait, il s’agit exclusivement de forces saoudiennes. On comprend ainsi l’escalade, jusqu’ici verbale, du régime iranien qui a considéré cette intervention comme une occupation militaire. Il faut souligner que Téhéran ne cesse de rappeler que Bahreïn est un territoire iranien. Cette revendication ne date pas de la révolution islamique mais remonte jusqu’à l’époque de l’empire safavide, suite à l’expulsion des Portugais en 1602, en passant par le règne de la tribu Bani ‘Atba venue du Hedjaz en 1783 sous le commandement de Cheikh Issa Bin Tarif. En 1957, le parlement iranien promulgua une loi considérant Bahreïn comme la 14e province iranienne.
Bien que les chiites représentent 70 % de la population de l’archipel, et qu’ils sont pratiquement représentés politiquement à travers le parti politique Al Wifaq al Watani, (la concorde nationale), il faut reconnaître que ce parti ne se définit pas comme chiite. Il fait partie d’une large coalition de six partis – abusivement appelés « associations », car la loi ne permet pas encore la création de partis politiques qui se revendiquent comme tels. Les chiites de Bahreïn n’ont jamais formé un bloc politique monolithique. On y trouve chez eux des libéraux, des nationalistes arabes, des nassériens, des gauchistes et des marxistes. Quant aux « religieux » parmi eux, ils se revendiquent de l’Ayatollah Sistani, à Najaf bien plus que de l’ayatollah Khamenei de Qom. Par contre, les chiites bahreïnis subissent une discrimination criante que ce soit au niveau du logement, de l’emploi ou de l’accession à la nationalité. Ils ne représentent que 13 % dans la fonction publique, n’ont aucun représentant au Conseil suprême de la Défense. Leur présence dans les effectifs du ministère de la Défense, de l’Intérieur, de la Garde nationale est quasi nulle. Ils occupent 5 % des effectifs de la magistrature. Ils représentaient 29 % des membres du parlement élu en 1973. Ce taux est tombé, en 2006, à 20 % seulement !
Par contre, les sunnites, que la dynastie Al-Khalifa prétend représenter et défendre, sont logés à la même enseigne que leurs concitoyens chiites. Comme eux, ils sont victimes du despotisme absolu du pouvoir, de la corruption généralisée et de la main mise de la famille royale sur toute l’économie de l’archipel.
Pour compléter le tableau, il faut souligner que 54 % des habitants (1,2 million) sont constitués de main-d’œuvre étrangère, généralement asiatique. La majorité d’entre eux sont recrutés dans les forces armées, la sécurité et les appareils de répression.
Bien que composé de 33 îles, le Bahreïn n’a pratiquement pas de plages. 20 % de son territoire actuel est formé par des terres gagnées sur la mer. La frénésie immobilière, la construction de centres commerciaux et de complexes touristiques par les membres de la dynastie régnante ont eu pour conséquence de tuer toute flore et faune. Les concessions commerciales accordées par l’État à ces « investisseurs » sont scandaleuses. Ainsi le loyer annuel d’un terrain domanial sur cent ans ne dépasse guère un dollar. Un autre terrain, destiné à l’origine à la construction du siège central de la poste à Manama, est également loué à un membre de la dynastie qui l’a utilisé comme parking d’un hôtel 5 étoiles au prix de 95 euros par an !
Le soulèvement a été déclenché pour faire valoir des revendications sociales, politiques et constitutionnelles et non, comme le prétendent la plupart des dirigeants du Golfe et la majorité des analystes et des gouvernements en Occident sur fond de tension entre chiites et sunnites.
Au début de l’Intifada, le roi de Bahreïn, Hamad Bin Issa al-Khalifa, et son prince héritier Salman, avaient alterné l’emploi de la répression et la poursuite du dialogue avec les opposants. Cette politique de la carotte et du bâton a pris fin avec l’intervention militaire saoudienne. Désormais, seul le bâton est brandi. L’État de siège a été décrété par le roi pour trois mois, un certain nombre de dirigeants de l’opposition sont arrêtés. L’armée commence à tirer à balles réelles sur les manifestants. À la date du 22 mars, la répression s’est soldée par 13 morts et des dizaines de disparus. Après avoir délogé les manifestants de la Place de la Perle, à Manama, devenue un lieu emblématique du soulèvement populaire, comme la Place Al-Tahrir au Caire, l’armée a procédé au démantèlement du monument de la Perle, symbole national de l’histoire de Bahreïn et a décrété la place zone militaire interdite.
Ce monument représentait une perle, qui se trouve en général dans les profondeurs et non à la surface. Exactement comme les revendications populaires qui ne sauraient s’éteindre avec l’extinction des lumières dans cette place. Elles couvent toujours sous les cendres.