Contrairement aux attentes des manifestants de la place Tahrir et des rues du Caire, dont le nombre était estimé au soir du 10 février à quelque trois millions, Hosni Moubarak n’a pas annoncé sa démission. Au grand dam des Etats-Unis…
Après le faux départ de Moubarak, la rue égyptienne a la gueule de bois. Non seulement sa demande phare, la démission du Raïs, n’a pas été exaucée, mais elle a le sentiment de s’être laissée mener en bateau par une mise en scène soigneusement mise au point, et des rumeurs de démission distillées à partir d’une réunion du Conseil supérieur des forces armées.
S’il délègue une partie de ses pouvoirs à son vice-président Omar Suleiman (d’ailleurs rejeté par les manifestants), Moubarak veut superviser la transition jusqu’en septembre. Il trace même la feuille de route pour un vague « dialogue avec les forces nationales », sans autre précision. Comme Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, il joue sur la fibre nationaliste en disant non au diktat de l’étranger, en l’occurrence les Etats-Unis qui pensaient, dès jeudi matin, que l’affaire était pliée. Même s’il n’est plus audible, Moubarak s’accroche.
La « feuille de route » sur laquelle Omar Suleiman est appelé à travailler est sans doute substantielle. Elle comporte notamment la levée, à une échéance indéterminée, de l’état d’urgence, vieux de plusieurs décennies, et surtout une réforme constitutionnelle. Celle-ci devrait être axée sur la levée de toutes les restrictions sur les candidatures aux élections présidentielles (actuellement, seul le candidat du parti au pouvoir peut se présenter), la supervision du scrutin par le pouvoir judiciaire (une des revendications de l’opposition), la séparation entre l’Etat et le parti au pouvoir. Elle confie aussi au seul pouvoir judiciaire le droit d’invalider un mandat électif contesté, une prérogative qui relève actuellement des Assemblées parlementaires, réputées « souveraines et maîtres de leur décision en la matière ». C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, ces Assemblées avaient refusé d’accueillir sous leur coupole des députés indépendants – en fait, des Frères musulmans – dont l’élection, annulée par des commissions électorales contrôlées par le pouvoir, avait été validée par les tribunaux. Le raidissement du régime à l’égard des Frères musulmans – qui avaient 88 députés dans l’Assemblée sortante – avait provoqué une très vive tension politique dans le pays, que les réseaux sociaux avaient mise à profit pour lancer leurs appels à manifester à partir du 25 janvier.
Le hic dans ce schéma – dernière carte entre les mains de Moubarak – est qu’Omar Suleiman n’a plus d’interlocuteurs. L’opposition légale, qui avait répondu à sa première invitation au dialogue, n’est pas prête à répondre à une seconde invitation et les jeunes des réseaux sociaux ne sont pas près de relâcher leur pression. Un grand nombre d’entre eux a passé la nuit place Tahrir, en dépit de l’exhortation d’Omar Suleiman pour qu’ils rentrent chez eux. Ils seront sans doute encore des centaines de milliers pour dire « non à Moubarak, non au régime ». Il suffirait alors d’une étincelle, une provocation ou un incident avec les forces de l’ordre, pour que le « chaos » redouté par eux – et souhaité par d’autres – s’installe, ouvrant ainsi un grand boulevard pour l’armée, « légitimant » son intervention au nom de l’ordre public et du salut national. Depuis jeudi, outre les manifestations, une vague de grèves sans précédent secoue les bastions industriels du pays. Elle a même atteint l’administration du Canal de Suez, l’un des principaux pourvoyeurs de devises du pays avec le tourisme et le gaz. C’est le scénario le plus plausible sur lequel travaillent désormais les observateurs étrangers, dont l’inquiétude grandit avec l’obstination du Rais.
Washington, qui s’était réjoui trop tôt du départ de Moubarak – annoncé quasiment en direct du Sénat par le directeur de la CIA, Léon Panetta – récolte les fruits d’une diplomatie hésitante et de divergences publiques entre la Maison blanche, le département d’Etat et le Pentagone sur la conduite à tenir. Moubarak, habitué depuis fort longtemps aux arcanes de la diplomatie américaine, a su naviguer à vue entre ces trois acteurs, en jouant de surplus sur la fibre nationaliste égyptienne pour rejeter le diktat américain. Il est vrai que Barak Obama est lui-même sous la pression de ses alliés du Proche-Orient, notamment la Jordanie, l’Arabie Saoudite et Israël, qui ont bruyamment fait savoir qu’un lâchage brutal de Moubarak par les Etats-Unis aurait des « conséquences désastreuses » sur la stabilité de la région et la crédibilité de Washington auprès de ses « amis ». Il est pris en tenaille entre ses alliés proche-orientaux et ses adversaires républicains au Congrès, qui lui demandent de faire preuve de plus de fermeté à l’égard de Moubarak, en jouant s’il le faut sur l’aide américaine à l’Egypte : soit quelque deux milliards de dollars par an, dont l’armée est la principale bénéficiaire. A suivre…