Pour assurer une transition du pouvoir sans surprise, les autorités égyptiennes ont organisé un renouvellement du parlement sur mesure. La mise à l’écart des principaux opposants suffira-t-elle à mettre au pas le pays et à satisfaire son besoin de renouvellement ?
"La force prime le droit", affirmait Bismarck, mettant en avant l'implacable logique qui régit les Etats. Au vu du résultat des dernières élections législatives (des 28 novembre et 5 décembre 2010) sur les bords du Nil, on est malheureusement tenté d'y trouver quelque vérité.
Les choses étaient en gestation depuis plus d’un an. Dès octobre 2009, le ministre de l’Intérieur Habib al ‘Adli annonçait que la prochaine fois, les Frères musulmans « ne réitéreraient pas leur succès de 2005 ». Ils avaient alors conquis sous le label d’indépendants (la loi leur interdisant de se présenter comme tels) quatre-vingt-huit sièges au parlement, soit le cinquième de ses membres. Ils s’en servaient comme d’une tribune. Dès lors, une campagne systématique d’arrestations, de procès, d’inculpations et de condamnations sous divers prétextes harcelait la confrérie. Simultanément, les conditions étaient créées par les autorités pour empêcher toute nouvelle dérive vers quelque opposition que ce soit. Les juges, qui la fois précédente étaient chargés de contrôler la régularité du processus électoral, furent dessaisis au profit d’une commission nommée par le gouvernement, de nombreuses candidatures furent invalidées sous des prétextes fallacieux et l’État ne prit pas en considération les décisions des tribunaux qui contestaient ces invalidations.
Au cours des élections, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) ont relevé de nombreuses irrégularités. Le refus d’accès aux bureaux de vote de représentants des candidats et d’observateurs indépendants s’est parfois même exercé contre des électeurs qui ont été refoulés et parfois menacés par des fiers-à-bras (baltagiyya), sans oublier le bourrage des urnes. De surcroît, la désaffection du public – convaincu de l’absence d’équité du processus électoral perçu comme miné par la fraude et de l’inefficacité de la représentation parlementaire face au gouvernement – a suscité une très large abstention. Les 35 % de votants au premier tour reconnus par les autorités constituent déjà un désaveu. Quant à l’estimation des ONG, qui tablent sur une participation de 12 à 15 % seulement, elle est accablante pour la crédibilité du pouvoir.
Le vendredi 3 (jour de prédilection des manifestations islamistes), à l’avant-veille du second tour, le président Moubarak envoie un signe fort aux opposants : « L’armée est derrière moi. » Pour cela, il reçoit le maréchal Hussein Tantawi, ministre de la Défense et commandant en chef des forces armées, et fait afficher la photo de cette rencontre dans le quotidien officieux Al Ahram. Dès lors, tout était dit. Confrontés à cette situation, les Frères musulmans, avec uniquement vingt-six sièges en ballottage sur 130 candidats et aucun élu, et le Wafd (nationaliste laïc) auquel était promise, dit-on, une position égale à celle des Frères auxquels ils allaient se substituer, et qui n’obtint que deux élus, décidaient de se retirer du second tour. Finalement, sur 518 députés, il y en aura six du Wafd (qui se sont maintenus contre l’avis de leur direction), un des Frères musulmans et six du Tagamu‘ (nassériens du gauche). Le Parti national démocrate (PND) rafle 80 % des sièges, entouré de quelques indépendants décidés à lui faire la cour. Sans ironie, Moubarak a déclaré : « Comme chef du PND, je suis heureux qu’il ait atteint un si bon résultat ; comme président de la République, j’aurais souhaité une plus grande représentation de l’opposition. »
Les objectifs du pouvoir sont atteints et les quelques manifestations de protestation n’y feront rien. La majorité des deux tiers, nécessaire pour modifier la constitution, est acquise. Il s’agit désormais de renouveler le mandat de Hosni Moubarak (82 ans) et de préparer l’accession de son fils Gamal (46 ans) à la présidence. Pour cela, un parlement docile est bien plus commode. Or le problème n’est pas là. Cela fait plusieurs années que Hosni Moubarak prépare Gamal. Devenu une des personnalités clés du PND, avec un premier ministre Ahmed Nazif et plusieurs membres du cabinet proches de ses options, des tournées à l’étranger (en particulier aux États-Unis) pour se faire connaître, le soutien de toute une brochette de riches hommes d’affaires et depuis quelques mois une campagne d’affichage à travers le pays, il semble prêt pour la succession. Or de vieux caciques du parti, tel Safwat el-Chérif, manifestent leur mécontentement devant cette ascension qui leur porte ombrage. Pour faire barrage au fils, ils ont proposé le renouvellement du mandat du père, en 2011. Et ils semblent coriaces puisque jusqu’ici Gamal n’a pas été nommé vice-président, ce qui l’aurait mis automatiquement en situation présidentielle en cas de disparition de son père.
Le maintien d’un semi-grabataire à la tête de l’État paraît aberrant étant donné l’usure physique de Hosni Moubarak. Il y a moins d’un an, en février-mars 2010, on le crut au bord de la tombe lorsqu’il fut hospitalisé d’urgence pour cinq longues semaines en Allemagne. Mais il se dit que les partisans du statu quo miseraient sur l’absence de diagnostic vital chez le président. Certes, il serait victime de plusieurs insuffisances fonctionnelles, mais rien de directement mortel n’aurait été décelé. Il suffirait de bien le surveiller et de compenser ses manques pour le maintenir en vie, en attendant que les circonstances lui trouvent un autre successeur, acceptable pour la vieille garde. Ceci d’autant plus qu’un sondage lancé en mai par le PND n'a ainsi jamais été publié car la cote de popularité de Gamal Moubarak s’y révélait extrêmement basse. À en croire le quotidien indépendant Al-Chourouk, une étude similaire conduite six mois plus tôt et appelée à interroger plusieurs milliers de personnes dans huit provinces avait été stoppée à la troisième province. Seuls 9 % des 4 000 sondés affirmaient soutenir Gamal !
En plus des inimitiés partisanes et des sondages faiblards, le fils du président n’inspire pas d’enthousiasme particulier au sein de l’armée. Il n’en est pas proche et son service militaire apparemment bâclé n’y aurait pas laissé de souvenir impérissable. Or la grande muette a fourni au pays tous ses chefs d’État depuis 1952. Acceptera-t-elle de transiger avec cette tradition ? Des documents collectés par Wikileaks et rapportés par le quotidien français Le Monde affirment qu’elle préférerait dans un tel cas de figure imposer un des siens par un coup de force. À voir. Ce qui est sûr, c’est que depuis l’hospitalisation imprévue du président en février dernier, l’Égypte semble courir sur son erre sans pilote. Reste à savoir si, au terme de cette ligne droite, le pilote pressenti ne sera pas victime d’une mutinerie et, encore plus, s’il parviendra à conduire le navire en cas de tempête, si fréquente dans cette partie du monde.