Affaibli par le lâchage de l’armée, Hosni Moubarak est sur le fil du rasoir aujourd’hui, à quelques heures d’une manifestation qui s’annonce monstre pour réclamer sa démission.
Le « vendredi du départ » succèdera-t-il au « vendredi de la colère », qui a vu la semaine dernière la Place Al Tahrir, qui n’a jamais mieux mérité son nom de Place de la Libération, se noircir de quelque deux millions de jeunes manifestants réclamant la « fin du régime » ?
« Le peuple veut la chute du régime », ne cessent de scander depuis deux semaines les milliers de manifestants qui ont déferlé, outre au Caire, sur les places centrales des principales villes du pays : Alexandrie, Ismaïlia, Suez, Port Saïd, Kar el-Cheikh, Mansourah, Béni-Souif etc. Pour le seul « vendredi de la colère », plus de huit millions d’Egyptiens ont battu le pavé jusque dans les villages les plus reculés de Haute Egypte. Ils ont bravé d’abord les policiers – on compte au moins 220 morts et des milliers de blessés – puis les agents de la police parallèle et les « baltaguias », ces casseurs, recrutés vraisemblablement par les soutiens du pouvoir au prix d’un mois de salaire pour une journée de casse.
Le retrait sans grande gloire de Moubarak est désormais programmé. Il vient lui-même de reconnaître qu’à 82 ans, il en « avait assez » après plus de soixante ans passés au service de l’Etat, dans un entretien accordé à la télévision américaine ABC entre deux portes de sa résidence présidentielle où il s’est barricadé avec son fils Gamal, dauphin déchu, par lequel le scandale est arrivé. Il voudrait partir, mais il « a peur du chaos » dans lequel sombrerait l’Egypte en son absence, a-t-il dit dans une rhétorique que développent par routine les autocrates qui s’accrochent. Son discours est cependant devenu inaudible, même pour ses alliés de trente ans, les Etats-Unis, qui, par réalisme politique, ont manifestement coupé les ponts avec lui. Ils discutent ferme avec les militaires égyptiens, encore maîtres du jeu, pour que « la transition commence immédiatement » — selon l’ultimatum qui leur a été signifié par la Maison Blanche. Alors que les patrons du « système » hybride (militaires, hommes d’affaires et caciques de la bureaucratie omniprésente) qui gouverne l'Egypte – dont le vice-président Omar Suleiman, l’homme de l’ombre et des services secrets, désormais à la manœuvre – voudraient prolonger l’agonie de Moubarak jusqu’à la fin de son mandat actuel en septembre, l’ancien ministre des Affaires étrangères Boutros-Boutros Ghali, inoxydable compagnon de route du pouvoir depuis plus de cinquante ans, vient peut-être de vendre la mèche en annonçant sur la radio française RTL que l’affaire devrait être pliée dans les trois mois.
Ballon d’essai pour calmer l’impatience des Américains ? Peut-être. Cependant, le poids de la rue restera déterminant dans cette tragédie sanglante de fin de règne. Si les jeunes du « Mouvement d’avril » — le nom qu’ils se sont donné — parviennent à rassembler plus de participants qu’il y a une semaine, leur intransigeance n’en sera qu’accrue.
Mais avec ou sans Moubarak, il est vaisemblable que l’avenir de l’Egypte continuera à s’écrire dans les casernes et à quatre mains avec les Américains. L’armée égyptienne réorganisée en « armée de paix » depuis la guerre d’octobre 1973 sous la supervision des Etats-Unis, a bien perdu sa puissance offensive, mais elle conserve le contrôle de pans entiers de l’économie égyptienne. Elle est aussi la principale bénéficiaire de l’aide de 2 milliards de dollars par an que Washington consent à l’Egypte depuis la signature de l’accord de paix avec Israël. Les militaires en empochent à eux seuls 1,2 milliard, ce qui leur a permis d’améliorer leur ordinaire : salaires plus élevés, avantages divers, dont un pèlerinage gratuit au moins une fois pendant leur carrière. En d’autres termes, l’armée égyptienne n’est pas prête à opérer une révision déchirante de ses alliances actuelles.