Pour comprendre le Moyen-Orient compliqué, il faut y aller avec des idées simples, disait Charles de Gaulle. Patrick Seale, chroniqueur politique, journaliste de talent et, surtout, grand historien du Proche-Orient contemporain, a magistralement réussi cet exercice de haute voltige.
Dans ses multiples ouvrages et articles de référence sur le monde arabe, et particulièrement sur la Syrie, Patrick Seale a réussi à rendre intelligibles les enjeux, souvent occultés, des conflits qui déchirent cette partie du monde. Avec simplicité, mais sans rien gommer de sa complexité. Après deux livres enquêtes dédiés à ce pays, un autre au terroriste palestinien Sabri al-Banna, alias Abou Nidal, il signe une époustouflante biographie de Riad el-Solh, le père de l’actuel modèle libanais multiconfessionnel. Celui-ci, après avoir été une figure emblématique du nationalisme arabe, s’est résigné, par pragmatisme politique, à l’indépendance libanaise.
Les mensonges de l’Occident
Plus qu’une biographie au sens étroit du terme, le lecteur est surtout invité, comme le titre le laisse deviner, à remonter aux origines tumultueuses du Moyen-Orient moderne. À travers la saga d’une famille, les Solh, qui s’étend du crépuscule de l’Empire ottoman, décrété par les chancelleries européennes « homme malade de l’Orient » à la fin de la Deuxième Guerre mondiale – mais qui n’était pas si malade qu’on le disait –, Patrick Seale narre comment les grandes puissances de l’époque, et en premier lieu la France et la Grande-Bretagne, ont présidé à la naissance des nouveaux États du Proche-Orient. Au prix de basses manœuvres, de mensonges, de promesses non tenues et souvent en recourant à la violence la plus abjecte. L’origine de la plupart des conflits encore latents de cette partie du monde (Palestine, Liban, Syrie, Irak…) se trouve dans ces stratégies cyniques de morcellement politique et de désintégration des sociétés.
L’itinéraire de Riad el-Solh est à cet égard éloquent. Issu d’une famille de hauts fonctionnaires au service de l’Empire ottoman, il épouse, à son effondrement et lors du partage de sa dépouille par les vainqueurs européens de la Première Guerre mondiale, la cause du nationalisme arabe. Les militants nationalistes ont pris pour argent comptant les promesses de la Grande-Bretagne données en 1915 au chérif de La Mecque, Hussein Bin Ali, en vertu desquelles les alliés, une fois la victoire sur les pays de l’Axe (la Turquie et l’Allemagne) acquise, favoriseront la création d’un État arabe uni composé des parties arabes de l’Empire ottoman. Les nationalistes, conduits par l’espion britannique Lawrence d’Arabie, se révoltent contre l’Empire. Mais les promesses de la Couronne se révèlent fallacieuses. Un an plus tard, les mêmes Britanniques signent avec leurs complices français, avec l’aval des Russes et des Italiens, les fameux accords secrets Sykes-Picot, du nom du colonel britannique Sir Mark Sykes et du diplomate français François Georges-Picot. Ces accords font fi des promesses d’indépendance faites aux Arabes il y a à peine un an. Deux ans après, la perfide Albion franchit un pas supplémentaire dans le manquement à la parole donnée aux Arabes : le 2 novembre 1917, Lord Arthur James Balfour, secrétaire au Foreign Office, écrit une lettre lourde de conséquences pour l’avenir de la région à son ami, Lord Lionel Walter Rothschild. Cela, entre autres, dans le but de gagner le soutien financier et politique des juifs en Occident :
« Cher Lord Rothschild,
J’ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l’adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui.
Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans tout autre pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.
Arthur James Balfour »
Avec l’avènement de la Révolution bolchevique en Russie, Lénine annonce l’abolition de la diplomatie secrète. Trotsky, nommé commissaire du peuple aux Affaires étrangères, fait alors publier les traités secrets entre grandes puissances, tels le Pacte d’alliance franco-russe de 1894 ou les accords Sykes-Picot de 1916 partageant d’avance le Proche-Orient entre les Alliés. De quoi réjouir l’Empire ottoman en guerre qui se dépêche de transmettre le texte de ces accords au chérif Hussein.
Malgré l’évidence, le gouvernement de Sa Majesté persiste dans la tromperie et le chérif Hussein dans son aveuglement. « De nos jours, commente Patrick Seale, une fraction de plus en plus large des intellectuels arabes, dont une jeune génération de musulmans, considère que cette période fut une véritable catastrophe et que la rupture avec l’Empire ottoman marqua le début d’épreuves politiques qui ne semblent guère près de s’apaiser. »
Le monde arabe ne s’est jamais remis de cette trahison. La Syrie a été dépecée. La Palestine livrée au mouvement sioniste. L’Irak, après avoir été amputé de sa province koweïtienne, est aujourd’hui attaqué avec une violence extrême. Tous ont perdu la Turquie sans gagner l’Europe. À travers l’itinéraire de Riad el-Solh, homme d’État hors pair imbu d’idées modernistes, on assiste successivement à l’effondrement du panislamisme ottoman, du rêve unitaire arabe puis à la sclérose des micro-États imposés par le colonialisme européen.
Après le rêve d’un monde arabe unifié pour lequel il a combattu toute sa vie au prix d’exils, de bannissement, de prisons et de condamnations à mort, Riad el-Solh en est réduit, pragmatisme oblige, à composer avec l’idée d’un État libanais communautaire régi par un pacte national dont il est le principal architecte. Toute son existence aura finalement été un combat à reculons, non pour bâtir son projet politique mais pour éviter le pire. En acceptant un Liban indépendant détaché de la Syrie, il a voulu épargner au monde arabe un second Israël. Il voulait éviter la création d’un Liban qui serait un foyer national chrétien, une marionnette entre les mains de la France. Ce qui l’amena à concevoir un pacte national fondé sur une double négation. Les leaders maronites libanais doivent se faire à l’idée d’un Liban indépendant débarrassé de la tutelle française et, en contrepartie, leurs compatriotes musulmans acceptent de se détacher de la Syrie. Une formule, née du génie de cet homme d’État conciliant, résumait bien ce compromis historique : « le Liban ne devrait être ni une base, ni un tremplin pour le colonialisme. »
Exit les citoyens !
L’adoption de ce pacte en 1943, amélioré en 1989 à Taëf (Arabie Saoudite), qui régit aussi le partage du pouvoir entre les dix-huit communautés libanaises – au détriment des citoyens – n’a fait que reporter les conflits latents. À chaque fois qu’il a été violé, une guerre civile a surgi. Comme l’a dit à juste titre le journaliste libanais Georges Naccache : « Deux négations ne font pas une nation. »
Riad el-Solh, devenu premier ministre du premier gouvernement du Liban indépendant, sera assassiné en 1951, à Amman, en Transjordanie, par un membre du Parti populaire syrien (théoricien de la Grande Syrie). Il voulait venger l’exécution de son fondateur Antoun Saadé, en 1949, après un simulacre de procès. Patrick Seale révèle que c’est une collusion israélo-hachémite qui aurait armé le bras des assassins.
Comme ses précédents ouvrages, fouillés, analytiques et magistralement bien écrits, on est devant une œuvre essentielle à la compréhension des conflits du Proche-Orient. D’autant que ce livre, paru en anglais et traduit en français et en arabe, se lit d’un seul jet, comme un roman haletant à rebondissements.
La Lutte pour l’indépendance arabe :
Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne, Patrick Seale, Éd. Fayard,
570 p., 26 euros.
Autres livres de l’auteur :
The Struggle for Syria : A study in Post-War Arab Politics, 1945-1958. Première édition en 1965. Édition revue : Yale University Press 1987. (La Lutte pour la Syrie, non traduit en français).
Asad : The Struggle for the Middle East (Assad : la lutte pour le Moyen-Orient, 1re édition 1988, I.B. Tauris, Londres & Co. ltd., non traduit
en français).
Abu Nidal : A Gun for Hire 1992 (« Abou Nidal, un fusil à vendre », non traduit en français).