Un éditeur d’un journal du Caire explique la raison pour laquelle les élections n’empêcheront pas les manifestants de retourner à la place Tahrir.
Quand il est question d’économie, vous ne plaisantez pas avec Wael Gamal. Avant de devenir rédacteur en chef du Shrouq– Sunrise, pour vous et moi – il était le rédacteur en économie du même quotidien égyptien, et il jette un regard froid sur les militaires qui ne comprennent rien à l’argent. « Pas un seul des 20 généraux du Conseil suprême des Forces armées ne comprend quelque chose à l’économie », dit-il avec un rire un peu grinçant, « et lors de leur conférence de presse l’autre jour, tous leurs chiffres et toutes leurs conclusions étaient erronés . Ils voulaient effrayer les gens de la rue en disant que l’Egypte allait faire faillite. Les ministres se sont ensuite tous employer à essayer de corriger les statistiques. »
Gamal venait de voter pour la liste laïque « Révolution », et c’était la première fois de ses 40 ans qu’il entrait dans un bureau de vote. « Je n’ai jamais voté lors des élections auparavant, parce qu’elles étaient toutes faussées. Avant la révolution, notre rédacteur en chef a failli être incarcéré en raison d’un compte-rendu que nous avons publié sur les élections truquées de 2010. J’ai été pourchassé par la police à deux reprises en 2003 en raison de mon implication dans le mouvement contre la guerre américaine en Irak. »
Les temps sont maintenant plus heureux. Pas d’agents de police devant la porte du journal Shrouq. Pas en ce moment en tout cas.
« Le choix [du nouveau Premier ministre, M. Kamal] Ganzouri est très néfaste », explique Gamal. « Il a l’intention de garder un tiers des membres de l’ancien gouvernement et deux d’entre eux – Hassan Younis, le ministre de l’Electricité, et Faisal Naga, le ministre de la Planification ont été ministres sous Moubarak. Je pense que les gens vont retourner à la place Tahrir après que les premiers résultats du vote auront été annoncés. »
« Mais ce qui est arrivé est un progrès énorme. Bien sûr, les gens ont vu des irrégularités lors du vote, mais comparé à ce qui s’est passé avant, cela a été une grande amélioration. Je suis plutôt optimiste. »
Ce n’est pas un sentiment très répandu en Egypte en ce moment. Et si les Frères musulmans [la Fraternité] remportent le plus grand nombre de sièges dans les élections – ce qu’ils feront assurément – Gamal pense qu’ils seront sous une énorme pression : de la part des travailleurs, des syndicats, des États-Unis. Les grèves, dit-il, vont commencer à nouveau après les élections. « La Fraternité [dit qu’elle] ne changera pas la politique fiscale, de sorte qu’ils seront contre les pauvres. Cela ne permettra pas d’équilibrer le budget. Je pense qu’ils vont échouer. La question économique va être cruciale. L’Egypte fait beaucoup d’argent grâce au tourisme. Est-ce que la Fraternité va aider le tourisme ? »
Déjà, des syndicats ont été mis en place, mais un nouveau droit du travail a été refusé par les dirigeants de l’armée. Le ministère du Travail a déclaré aux nouveaux syndicats qu’ils devaient se fondre dans les anciens syndicats. Quant au maréchal Mohamed Hussein Tantawi, Gamal dit qu’il est malade, qu’il n’a aucune intention de devenir président, bien que cela pourrait ne pas être le cas de tous les membres du Conseil suprême des Forces armées, le SCAF, que les Egyptiens appellent le Maglis el-Askleri(Conseil Militaire). Le nom du général Sami Amman est cité ces jours-ci, bien que Gamal explique, avec un certain soulagement, que « s’il y avait eu un membre efficace du SCAF avec un projet ambitieux, nous aurions été en difficulté. »
Gamal voit les Frères musulmans très divisés, le mouvement ayant déjà donné naissance à deux partis rivaux, ses jeunes étant coupés des membres plus âgés et son leadership étant déjà en désaccord avec l’armée. « Ils disent que le Parlement devrait être en mesure de former un gouvernement », ce dont les militaires ne veulent pas. « Mais la Fraternité fera des compromis avec ceux qui commandent. »
Et d’ajouter : « Cette exagération de la puissance de la Fraternité est une obsession. Il existe des divergences internes et ils ont perdu le soutien de la jeunesse dès le premier jour [de la révolution]. Comme pour les salafistes, ils ne sont pas acceptés par les Egyptiens, même dans les campagnes. Ils obtiendront peut-être 10% des voix. »
Curieusement, Gamal estime que les révolutions arabes peuvent avoir été inspirées par le renversement des dictatures en Amérique latine, « où les opposants des régimes ont occupé des places et se sont battus avec la police. Et nous avons le même genre de développements dans la vie sociale et économique ». Mais quand je l’interroge au sujet du dernier avertissement de l’armée sur des « mains étrangères » à l’origine de la violence sur la place Tahrir ce mois-ci, Gamal répond avec cynisme.
« C’est hypocrite. Ils se plaignent de l’argent étranger qui va aux ONG. Mais ils ont laissé les Etats-Unis verser 150 millions de dollars pour promouvoir ’la transition vers la démocratie’. L’armée reçoit 1,3 milliard de dollars de l’Amérique. Alors c’est une autre affaire. Mais l’avenir dépendra de la prochaine confrontation. Le SCAF est très, très faible. Chaque fois que 100 000 personnes vont place Tahrir, le gouvernement tombe. Ils sont sur la défensive. Le problème, c’est que les gens dans Tahrir n’ont pas le pouvoir d’exercer plus de pression, pour affronter le vrai réseau d’intérêts cachés derrière le SCAF et se confronter à l’ancien régime sur les lieux de travail. Il y aura un vrai combat pour la démocratie et le changement social. »
Gamal revient à son vieil optimisme. « En seulement neuf mois, la force de l’armée s’est effondrée. Qui aurait imaginé que les gens manifesteraient en criant ’A bas le Conseil militaire’ ? C’est bon pour le progrès politique en Egypte. » L’armée, comme « protecteurs » d’une nouvelle constitution, a l’intention de garder ses privilèges hors de tout contrôle du parlement, Frères musulmans ou non… Et c’est ce contre quoi les manifestants vont à nouveau protester demain sur la place Tahrir.