Syrie : la guerre de la désinformation bat son plein
Dans une de ses nombreuses réactions à nos articles, notre « opposante maison » Syrienne Libre nous avait recommandé de regarder la soirée thématique d’Arte consacrée, mardi soir 11 octobre, à la situation en Syrie, histoire de voir ce qu’était un « vrai reporter ».
Nous l’aurions regardée même sans cette recommandation, ne serait-ce que pour vérifier jusqu’où, en 2011, une télévision française à fort coefficient culturel et à forte prétention objective et démocratique, pouvait aller sur un sujet « chaud ». Eh bien, nous n’avons pas été déçus : Arte nous a gratifié d’une authentique tranche de propagande, digne de ce qu’on entendait il y a une trentaine d’années sur l’Irak et la Roumanie, il y a une vingtaines d’années sur la Serbie et depuis toujours sur l’Iran.
Les pontes de la chaîne culturelle franco-allemande et les producteurs de sa soirée syrienne seront certainement indignés, ou même héberlués, qu’on puisse accoler à leur sigle prestigieux le mot « propagande » qui renvoie aux totalitarismes d’antan, eux qui se voient plutôt comme l’aboutissement de l’humanisme politique et de l’objectivité journalistique made in Occident.
Mais rien à faire, ce que nous avons vu hier soir, c’était ce mélange de bien-pensance progressiste et de manichéisme hollywoodien qui caractérise, depuis au moins les années 80, le P.A.F. Une sorte de traduction (littérale) en images et en documentaire des mots et des procédés de l’OSDH.
Petite mise en condition sémantique…
La propagande, ça commence par les mots et dès le titre de la soirée, le ton est donné : « La Syrie dans l’enfer de la répression« . La présentatrice Annie-Claude Elkaïm enchaîne à son « bonsoir » un éloge de la contestation « qui ne faiblit pas » malgré les « milliers » de personnes qui ont péri pour la liberté. Et puis elle annonce la première partie de soirée : un film « saisissant » de la journaliste française Sofia Amara (c’est elle le « vrai reporter » de Syrienne libre), sobrement intitulé « Syrie : permis de tuer ».
Sofia Amara a donc tourné, début août, son reportage « clandestinement« , les journalistes étrangers étant interdits de séjour en Syrie nous explique Mme Elkaim : déjà, on est dans le déni de réalité, plusieurs journalistes occidentaux ayant sillonné, depuis le début de la crise, la Syrie dans tous les sens, et sans forcément se déguiser en touriste, et le pouvoir ayant organisé d’ailleurs des visites de presse, notamment à Jisr al-Choughour en juin, ou à Hama en août. Mais passons : la clandestinité, ça fait genre, et Sofia Amara ne va se priver d’aucun des effets afférents, à savoir visages floutés (le plus souvent), témoignages de dos, voyages de nuit, rendez-vous secrets avec des militaires-déserteurs-conspirateurs, sans oublier les commentaires mélodramatiques qui vont avec.
Sofia Amara a passé 10 jours en Syrie, du vendredi 5 août au 15 août. Son périple commence par Damas, qu’elle gagne de puis le Liban avec le statut de « touriste » . Tout de suite elle est prise en charge par un « gentil organisateur » des fameux « Comités locaux de coordination » (CLC), qui sont à la fois des planificateurs de manifestations et des collecteurs d’informations, tendancieuses et invérifiables, pour l’OSDH et les médias d’Occident. Bien sûr, ce cicérone, Ali, est un des « hommes les plus recherchés » par le pouvoir syrien. Normal : il est « l’un des dix coordinateurs nationaux des CLC » .
Mlle Amara ne peut que constater, comme tous les observateurs, l’ « apparence de calme » de Damas. Heureusement, Ali la conduit, de nuit, à un rassemblement de l’opposition dans un quartier excentré : on voit 150 à 200 personnes – notre reporter appelle ça une « foule » – scander des slogans comme « Le peuple veut tuer le président ! » (autant pour le « pacifisme« ). Puis on suit Ali chez lui. Là encore, l’ambiance est hitchcockienne : les membres de la famille refusent d’être filmés et Ali prévient : « En Syrie tout le monde peut être un informateur » . Ali explique qu’il « respecte » le ramadan mais ne pratique pas beaucoup la religion. Il définit (assez) rapidement Bachar comme un « bourreau qui tue et arrache les ongles des enfants ». Il explique aussi que les membres des CLC seraient 81 dans toute la Syrie, qui décident des slogans et mots d’ordre des vendredi de mobilisation. Ensuite séquence émotion avec Ali, pleurant sur son ordinateur un camarade tué par les sbires du régime.
Sofia & les chic types (les « officiers libres »)
Le 7 août, Sofia Amara est conduite par son tour operator à Rastan, ville pas encore promue, à l’époque, capitale de la dissidence militaire. On a droit à une vidéo amateur du déboulonnage de la statue locale de Hafez al-Assad quelques jours plus tôt, et puis on filme en caméra cachée les blindés positionnés aux abords de la ville. Dont le centre est, assure-t-on, « contrôlé par les opposants ». On présente, sur une vidéo You tube, les héros du lieu et du jour, les « officiers libres » pas encore trop médiatisés début août. Ils sont en deuil : un des leurs, un lieutenant, vient d’être tué. On assiste donc à ses obsèques, suivis par une « foule » d’une centaine de personnes. Un des participants, un quinquagénaire, lance, dans un français hésitant mais véhément, un appel à l’aide à Sarkozy. Puis c’est la visite à la mère du lieutenant qui accuse les « indics » d’avoir livré son fils aux balles des soldats. Ensuite on se retrouve dans une manif nocturne, après la rupture du jeune, sur une place de la ville : quelques centaines de personnes, dont pas mal de femmes voilées ; des hommes improvisent une danse traditionnelle tout en conspuant le régime. Le tout est filmé par les hommes des CLC qui vont ensuite adresser la vidéo à al-Jazeera, dont le nom est d’ailleurs acclamé.
Mais le « clou » de la soirée, c’est une rencontre avec les fameux « officiers libres », dans une ferme isolée de la région de Rastan : huit jeunes types en treillis, avec une ou deux étoiles sur leurs pattes d’épaule, tous originaires de Rastan. Ils estiment le nombre des déserteurs de tous grades à « plusieurs centaines ». Le plus gradé, un lieutenant-colonel, brandit sa carte d’identité militaire. Mais on remarque surtout un certain lieutenant Tlass, petit cousin du général Mustafa Tlass, longtemps ministre de la Défense de Hafez al-Assad puis de son fils Bachar et un des piliers du régime bassiste – c’est le même Tlass, semble-t-il, rencontré dans des circonstances similaires, et sans doute au même endroit, fin août par le reporter d’al-Jazeera Nir. Ces hommes expliquent leur désertion par les exactions dont ils auraient été les témoins. Au passage, ils nient l’existence de groupes armés, affirmant que ce sont leurs troupes de l’ « Armée syrienne libre », et elles seules, qui assurent la défense des populations civiles contre les forces de répression.
Justement, celles-ci attaquent dès le lendemain et l’on apprend qu’un des huit officiers a été capturé.
Où l’on ré-exhume le cadavre de Hamza al-Khatib
Le 8 août, Sofia Amara, son équipe et son guide sont à Homs, la grande ville d’1,5 million d’habitants située au centre-ouest du pays. Depuis la voiture on a droit à une visite guidée et même carrément orientée : l’académie militaire serait devenue un « centre de torture » assure le guide des CLC. Un opposant donne rdv aux journalistes devant une mosquée. Sitôt l’office religieux terminé, une partie des fidèles entame une manifestation anti-Bachar, agrémentée de slogans anti-Iran et anti-Hezbollah, alliés du régime dont les opposants assurent que des miliciens participent à la répression aux côtés des forces syriennes. Il y a là 2 à 300 personnes avec le drapeau vert-blanc-noir de l’opposition. Un jeune manifestant caché par son keffieh mais jovial parle de « l’injustice de plus en plus grande », prétend avoir été torturé à l’électricité (entre autres).
Voilà qui autorise à Sofia Amara une heureuse transition journalistique : on a droit à des inserts d’archives et on nous ressert le cas de Hamza, l’enfant-martyr officiel de la « Révolution », effectivement tué par balles dans une manifestation et dont le cadavre décomposé a été présenté par les cyber-opposants comme torturé et émasculé, un classique en somme de la propagande et du montage anti-régime (voir notre article « Le martyr que trop de gens attendaient » , mis en ligne le 1er juin). Ce qui permet d’enchaîner avec les témoignages d’un médecin de l’hôpital de Homs qui dénonce ses collègues, accusés de torturer ou carrément de tuer les manifestants blessés qui leur sont confiés. Une jeune fille, qui se présente comme une étudiante en droit international, collationne, elle, les vidéos et photos de cadavres, ceux de manifestants victimes, assure-t-elle, de tortures raffinées et cruelles. A pros de cadavres mutilés, on portera au « crédit » de Sofia Amara de ne pas avoir (osé) nous refourguer les bébés en couveuses débranchés (par l’armée) de l’hôpital de Hama, un des grands « hoaxes » de la cyber-dissidence syrienne.
Hama : 2012 ou 1982 ?
Le 9 août, le cirque Amara se rend à Hama : la ville, à ce moment, sort à peine d’une période de guérilla urbaine, l’armée ayant lancé, pendant une dizaine de jours, une offensive pour reprendre le contrôle de ce bastion de la contestation islamiste. La visite à Hama est introduite par un extrait du journal de la télévision officielle syrienne, avec ces images – dont nous avons rendu compte, voir notre article « Les opposants « pacifiques et démocrates » de Hama en pleine action », mis en ligne le 2 août – de civils tirant à l’arme automatique sur les forces de l’ordre. Ce sera la seule concession du reportage à l’objectivité. Il est vrai que l’argument des groupes salafistes a été suffisamment utilisé par le régime pour que Mlle Amara puisse l’ignorer.
On entre dans Hama : par la fenêtre de la voiture défile des images d’une ville effectivement bien abimée. Des images filmées le 31 juillet, pendant les combats, depuis une fenêtre de rez-de-chaussée, sont assez impressionnantes : appuyés par des blindés, les fantassins progressent rapidement, en files dans la rue, sans le moindre coup d’œil aux maisons qu’ils longent.
Retour au 9 août : un dissident amène les reporter dans un jardin présenté comme un cimetière improvisé où 9 manifestants auraient été enterrés. Deux ou trois jeune gens filmés à hauteur de poitrine dénoncent les exactions des militaires. Une femme voilée, mais le visage reconnaissable, assises près de la sépulture de son fils clame que le Baas « égorge vif depuis 42 ans » les gens de Hama et traite Hafez al-Assad de « porc ». On est là en plein dans le souvenir de l’insurrection, très durement réprimée, des Frères musulmans à Hama, en 1982. Un jeune évoque d’ailleurs son oncle, tué cette année-là, et enterré dans un cimetière aussitôt rasé par les hommes de Hafez, qui aurait fait aussi construire sur l’emplacement de fosses communes.
La visite de Hama se poursuit dans un appartement où trois ou quatre jeunes gens des CLC visionnent sur leur ordi une manifestation réprimée et avancent le bilan, aussi précis qu’improbable, de « 183 tués » en cette seule circonstance par les soldats de Bachar. Ce alors que, assurent-ils en chœur, leurs manifestations sont « à 100% pacifiques ». Et bien sûr, ces jeune gens nient la présence de salafistes armés dans leurs rassemblements, ajoutant qu’eux-mêmes ne pratiquent pas l’Islam, et ne rêvent que de libertés et de multipartisme à l’occidentale, comme de bons petits opposants Facebook homologués par notre Occident humaniste-consumériste.
Encore un témoignage – à visage découvert pour une fois – d’un jeune homme qui exhibe les traces d’un tabassage en règle et de ce qu’il présente comme des tortures, et dont il accuse les soldats.
La séquence Hama se conclut avec une interview d’ »officiers libres » qui reviennent sur un thème cher à la cyber-opposition : l’implication de pasdarans iraniens ou de miliciens du Hezbollah libanais dans la répression des opposants syriens. Comme preuve de cette implication, les déserteurs expliquent qu’ils ont vu des barbus dans les rangs des troupes bacharistes. Ouais…
Final hollywoodien (et citoyen)
Le 13 août, Amara et sa dream team de probes journalistes français et de courageux opposants syriens regagne Damas. Jusqu’au bout on donnera le frisson aux téléspectateurs d’Arte, en agitant la menace d’un contrôle routier. Mais c’est sans encombre que tout ce beau monde rentre à Damas. Damas où, déplore Sofia Amara, « tout semble figé« , et où se terre « le dernier carré de fidèles » du régime. Ce reportage « de combat » s’achève par un plan conclusif digne d’un Goebbels (humaniste) : des enfants de cinq ans ou (pas beaucoup) plus conspuent Bachar en dansant. Selon le mode hollywoodien, des textes placés sur le générique de fin rendent hommage de façon ampoulée aux Syriens ayant aidé à la réalisation de ce film (le mot n’est pas trop fort) et nous apprenant qu’ils ont dû replonger dans la clandestinité.
Il ne reste plus qu’à Mlle Elkaim à désannoncer le film et à placer à cette occasion une ultime rengaine – une des dernières en date – de l’opposition, celle relative à la persécution des opposants… en France et en Europe, via les nervis en poste dans les ambassades. Voilà, c’est fait, et le cahier des charges a été pleinement respecté.
Une propagande par l’omission, plus encore que par le mensonge
Ce reportage a duré 55 minutes. Il a donc recyclé tous le « gimmicks » de la propagande anti-Bachar, des bilans fantaisistes de la répression aux affirmations invérifiables d’exactions, des bobards (Hamza) aux légendes urbaines – les Iraniens tirant sur les manifestants – le tout, comme on l’a dit, avec un sens consommé de la mise en scène – commentaires ou déclarations suggérant sur un ton dramatique un climat de terreur permanent – et avec les mots choisis pour magnifier les opposants forcément « admirables », et accabler le régime forcément « sanguinaire ».
Mais ce n’est pas ce qui nous gêne le plus. Non, ce qui fait, à la limite, froid dans le dos, et bien que nous soyons sans illusions sur les capacités d’objectivité de nos journalistes, c’est de voir tout ce qu’évacue ce reportage. Qui ne dit pas un mot des manifestations de soutien – encadrées si l’on veut ou encouragées – mais vraiment impressionnantes, au régime. Qui ne dit rien de l’inquiétude des chrétiens et des autres minorités face à un islamisme sunnite revanchard et intolérant. Qui n’évoque pratiquement pas les Frères musulmans. Qui ne dit rien des centaines de policiers, militaires et agents des forces spéciales tombés en mission depuis sept mois – et sans doute de milliers d’autres blessés dans ses manifestations soi-disant « pacifiques ». Qui ne fait aucune mention des réformes pourtant historiques initiées par Bachar al-Assad. Qui ne fait pas la moindre allusion aux implications étrangères, libanaise, saoudienne – via, au minimum, les envois d’armes attestés par les saisies et les articles de la presse libanaise – dans l’insurrection syrienne, alors que se donnent libre cours les fantasmes sur les snipers iraniens. Bref qui ne nous raconte, au mieux, que la « moitié du film » sur la Syrie, et encore, en truquant quelque peu cette moitié-là !
Ce sont ces énormes « oublis » qui désignent à notre sens la dimension propagandiste et sectaire de ce « reportage » qui doit plus au militantisme qu’au journalisme – c’est souvent le cas en France et depuis longtemps, mais est-ce une excuse ? Oui, la soirée thema d’Arte nous rappelle que nos démocraties occidentales n’ont souvent, en matière d’information, rien à envier aux régimes autoritaires qu’elles fustigent à longueur de temps.
Le stalinisme bobo, le bourrage de crâne droit-de-l’hommiste, ça existe décidément. Merci à Arte de nous l’avoir rappelé, et avec quel talent, en moins d’une heure !
Mais peut-être faut-il revenir à la racine des choses : Arte est, par excellence, le média véhiculant la doxa politique et géopolitique des bourgeois post-gauchistes et – au moins en politique étrangère – néo-conservateurs qui font la pluie et le beau temps éditorial dans ce pays. Arte, c’est la digne illustration sonore et visuelle de journaux comme Le Monde, Libération, Télérama,Les Inrockuptibles. Qui, dans les faits, appuient la CIA et le Pentagone au nom des immortels principes sociétaux de la génération 68. Arte, dont on ne doit jamais oublier, même si on apprécie souvent la qualité de sa programmation, qu’elle a pour président de son « Conseil de surveillance » Bernard-Henri Lévy, ce qui vaut toutes les analyses. Quant à Sofia Amara, que Syrienne libre (libre au point de divaguer un peu) nous montre en exemple , on se contentera de signaler que le fait que l’entretien qu’elle a accordé au Point.fr, le 10 octobre, à l’occasion de la sortie de son reportage, soit repris in extenso avec un chapeau majoratif par le site du CRIF – oui, le Conseil représentatif des Institutions juives de France, lui-même – renseigne assez sur son approche « citoyenne » des questions syriennes et arabes. On voit décidément que la « révolution » syrienne est dans de bonnes mains !
PS : la deuxième moitié de soirée syrienne d’Arte était occupée par un documentaire sur la dynastie des al-Assad. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce film qui avait des faux-airs d’objectivité par rapport au reportage de Sofia Amara (ça n’est guère difficile).
Source : https://www.infosyrie.fr/decryptage/soiree-arte-sur-la-syrie-deux-heures-de-stalinisme-bobo/