Les débats en cours sur le projet d’une nouvelle constitution entre les diverses forces politiques traduisent une inquiétude vis-à-vis d’une islamisation du système politique. Analyse.
Après avoir porté sur la manière de rédiger la Constitution (à travers une assemblée constituante ou le Parlement), la boussole du débat politique en Egypte a récemment pointé vers le contenu même de la Constitution. Ce qui a aidé à cette re-focalisation sont les initiatives prises par de nombreuses formations et personnalités politiques qui ont proposé des projets de Constitution ou des principes dits supra-constitutionnels. C’est dans ce cadre que le candidat potentiel à la présidentielle, Mohamad ElBaradei, a proposé une charte des droits politiques contenant certains principes qu’il souhaite voir faire l’objet d’un consensus de la part des forces politiques, de sorte à devenir partie intégrante de la nouvelle Constitution.
Parallèlement, le Conseil national (une formation composée de courants laïcs plus ou moins proches) a proposé une « charte de principes pour la future Constitution égyptienne ». Une troisième initiative dans ce sens a été celle du « comité populaire pour la Constitution » qui a proposé, lui, un projet complet de Constitution. Sans compter un certain nombre d’autres propositions émergeant de courants divergents et épars.
D’autres initiatives sont apparues sur la scène politique et consistent à rédiger une nouvelle Constitution de haut en bas, c’est-à-dire à travers des dialogues — animés par des activistes ayant une formation juridique et politique — avec des bases populaires, dans l’objectif de sonder leur opinion relative aux articles que devra comporter la future Constitution. C’est dans ce cadre qu’est intervenue l’initiative intitulée « Allons écrire notre Constitution » du centre Hicham Moubarak pour la défense des droits de l’homme.
Force est de constater que ces initiatives appartiennent principalement à des forces laïques ou civiles, et reflètent donc largement l’inquiétude de ces forces face à une probable hégémonie islamiste qui pourrait se confirmer dans une Constitution jetant les fondements d’un Etat religieux hostile aux libertés privées et publiques et discriminatoire à l’égard des minorités.
Ces initiatives visent à gagner l’opinion publique et l’amener à faire pression sur l’instance qui sera chargée prochainement de rédiger la Constitution, et sur le pouvoir de transition pour qu’il adhère au principe du caractère « civil » de l’Etat.
Bien que beaucoup de forces civiles s’opposaient à l’article 2 de l’ancienne Constitution qui stipule que l’islam est la religion de l’Etat et que la charia est la principale source de législation, y voyant un article discriminatoire contre les non-musulmans et souvent utilisé par les courants conservateurs dans leur entreprise de fonder un Etat religieux, les diverses propositions de Constitution ont pris soin de conserver cet article. Il semblerait que les courants laïcs aient fini par réaliser que la grande majorité des Egyptiens musulmans souhaitent garder cet article qui reflète l’identité musulmane du peuple.
Sauvegarder l’article 2
Ce réalisme, qui s’est traduit par l’acceptation de l’article 2, n’a pas empêché les rédacteurs des projets de Constitution d’éviter son exploitation pour la création d’un Etat religieux. Ainsi, le comité populaire a essayé de nuancer l’article 2 en remplaçant « l’islam est la religion de l’Etat » par « l’islam est la religion de la majorité des Egyptiens ». Alors que les principes de la charia sont restés « la principale source de législation », le texte du comité populaire a mis en évidence le respect par l’Etat égyptien des principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Quant à ElBaradei, il a gardé intact l’article 2, tout en insistant sur l’irrévocabilité des droits mentionnés dans sa « charte des droits politiques » dont celui de la liberté de religion. Il a enjoint les citoyens à recourir à la justice pour défendre ces droits. En d’autres termes, ElBaradei a confié à l’institution judiciaire la tâche de défendre le caractère civil de l’Etat face à une probable majorité parlementaire qui chercherait à amender la Constitution dans le sens d’un Etat religieux.
Le Conseil national, de son côté, a adopté la méthode d’ElBaradei en gardant tel quel l’article 2 de l’ancienne Constitution, tout en ajoutant un article qui empêche la création d’un Etat religieux au sens strict du terme. Ainsi lit-on dans l’article 7 de sa charte que « les forces armées, après avoir consulté la Haute cour constitutionnelle, se chargent de préserver le régime républicain civil et démocrate contre toute violation législative susceptible de le menacer ». Comme clairement exprimé dans le texte, le Conseil national ne s’est pas contenté de confier à la justice la responsabilité de préserver le caractère civil de l’Etat (comme l’a fait ElBaradei), mais est allé jusqu’à faire des forces armées la dernière ligne de défense contre un potentiel Etat islamique.
Rappelons qu’ElBaradei avait déclaré, il y a deux mois, être en faveur d’une clause autorisant les forces armées à intervenir, si nécessaire, pour protéger le caractère civil et démocratique de l’Etat. Mais dans sa « déclaration des droits politiques », ElBaradei a semblé se raviser, sans doute parce que l’idée de donner un droit d’intervention aux forces armées représente un désavantage pour toutes forces politiques ou candidats potentiels à la présidentielle.
L’intervention de l’armée dans le processus politique constitue une violation des principes démocratiques lesquels confient la responsabilité politique à des représentants élus par le peuple. Ajoutons à cela le fait que la licence donnée à l’armée d’intervenir en politique pour un objectif bien défini pourrait servir de prétexte pour intervenir afin de servir d’autres objectifs nettement moins louables.
Bref, les projets de Constitution proposés par les courants politiques civils traduisent un sentiment d’inquiétude vis-à-vis de l’article 2 de l’ancienne Constitution qui, incontestablement, a offert un point d’appui aux courants islamistes durant le règne de Moubarak. Beaucoup de verdicts juridiques et de pratiques politiques liberticides se sont revendiqués de cet article, comme l’incarcération d’écrivains et de bloggueurs, ou encore la privation du droit de garde de l’enfant à des femmes chrétiennes pour confier l’enfant à leur ex-conjoint converti à l’islam.
La position floue des islamistes
Mais au moment où les forces civiles ont dévoilé leurs cartes en ce qui concerne la relation entre la religion et l’Etat, la position des forces islamistes demeure obscure. Sans aucun doute, celles-ci veulent garder l’article 2 de la Constitution, mais la question est de savoir si elles veulent le garder tel qu’il était dans l’ancienne Constitution ou en renforcer la teneur en remplaçant par exemple « les principes de la charia » par « les dispositions de la charia ». La différence n’est pas négligeable, puisque que le terme « principes » est général et peut signifier les principes de justice et d’égalité, alors que le terme « dispositions » renvoie plutôt à un système de règles juridiques et jurisprudentielles.
Les islamistes n’ont toujours pas précisé les modalités de mise en application de l’article 2. Pencheront-ils vers la formation d’une instance composée d’oulémas pour la vérification des lois et législations adoptées par le Parlement de sorte à s’assurer de leur conformité avec la charia, comme l’ont proposé les Frères musulmans il y a quelques années, ou se contenteront-ils de compter sur la majorité parlementaire à laquelle ils s’attendent pour s’assurer de la compatibilité des législations avec la charia ? Notons que la formation d’une instance d’oulémas, en vertu d’une clause de la Constitution, équivaut à la fondation d’un Etat religieux dans la mesure où il place une instance non élue — qui, de surcroît, détient un droit de veto — au-dessus des instances élues.
En tout état de cause, il est peu probable que les islamistes insistent sur la création d’une telle instance : une démarche qui rencontrera beaucoup d’objections, sans parler de la difficulté de préciser les modalités de formation d’une telle instance. Le courant islamiste se contentera plus probablement de garder l’article 2 tel qu’il est, tout en rejetant les clauses donnant à la justice ou à l’armée le droit d’intervention pour défendre le caractère civil de l’Etat.
Ce qui, en termes de relation entre la religion et l’Etat, serait une perpétuation du système qui a prévalu dans l’ère Moubarak : un Etat quasi-civil avec des traits religieux. Dans ce cas, on pourrait dire que la nouvelle Constitution n’aura pas tranché le conflit civil-religieux en Egypte, mais plutôt aura gardé l’équilibre prévalent avec une promesse de poursuivre la bataille au prochain Parlement. C’est là-bas que les courants religieux lutteront pour faire adopter de nouvelles lois et législations susceptibles de renforcer le caractère islamique de l’Etat, ce à quoi essayeront de s’opposer les courants civils et laïques au sein et à l’extérieur de l’hémicycle. Un match qui se gagnera point après point, l’adoption de mesures radicales ayant toujours pour conséquence de faire naître une farouche opposition. Au vu des initiatives récemment lancées, l’article 2 de la Constitution semble toutefois avoir de beaux jours devant lui.
Source : Ahram Hebdo