Le secteur des hydrocarbures après la chute du régime de Kadhafi, analysé par « Le pétrole et le gaz arabes », publication éditée par le Centre arabe d’études pétrolières.
A la fin août, un peu plus d'une semaine après l'entrée des forces de l'opposition à Tripoli et alors que les combats se poursuivent dans le pays et que le Conseil national de transition (CNT) ne contrôle pas encore l'ensemble du territoire, il n'y a cependant plus de doute sur le fait que le régime du colonel Kadhafi s'est quasiment effondré après un règne de 42 ans qui a marqué durablement le pays, sur le plan politique comme sur le plan économique et social. Les scénarios sur l'après-Kadhafi sont certes très complexes à esquisser mais, compte tenu de la dépendance très forte du pays à l'égard des hydrocarbures, surtout du pétrole, les enjeux liés à ce secteur seront cruciaux pour la Libye de demain et d'après-demain. Le PGA évoque ci- dessous quelques unes des questions clés concernant l'industrie pétrolière et gazière en Libye et ses relations avec ses partenaires internationaux.
• Qui étaient les principaux acteurs pétroliers avant le début du conflit en Libye en février 2011 ?
Les compagnies pétrolières étrangères les plus implantées en Libye en termes d'ancienneté et d'importance de leurs positions sont d'abord européennes et, ensuite, nord- américaines. Pour l'Europe, en termes de production, les noms clés sont Eni, Total, Repsol, OMV et Wintershall et, aux États-Unis, Occidental Petroleum, Hess et Marathon Ou [le principal producteur de pétrole en Libye reste la National Oil Corporation – NDLR]. Le groupe canadien Suncor est également producteur.
La liste des firmes pétrolières étrangères actives dans l'exploration est cependant beaucoup plus longue. L'entreprise allemande RWE Dea a réalisé plusieurs découvertes dans les dernières années et devrait devenir un producteur à moyen terme. BP et Shell mènent séparément de grands programmes d'exploration gazière sur de vastes zones qui pourraient déboucher en cas de succès sur de gros développements gaziers avec de l'exportation de gaz naturel liquéfié. En dehors de l'UE, la société turque TPAO a elle aussi vu ses travaux récents d'exploration couronnés de succès, ce qui lui ouvre des perspectives intéressantes de développement. Le groupe russe Gazprom a remporté quelques succès ainsi que la Sonatrach algérienne.
Quelques dizaines de compagnies pétrolières sont actives en Libye, surtout dans l'exploration qui a connu une relance spectaculaire dans la seconde moitié de la décennie 2000. Profitant de la levée des sanctions internationales et américaines, les autorités libyennes et la National Oil Corporation (NOC) ont lance quatre appels d'offres internationaux entre 2004 et 2007 qui ont attiré beaucoup de monde même si certains des nouveaux venus sont repartis depuis faute de découvertes.
• On parle souvent dans les médias de future ruée sur le pétrole libyen. Mais les compagnies qui étaient actives au début 2011 ne vont-elles pas chercher à reprendre leur place dans le pays ?
Oui, absolument. L'idée que la chute du régime Kadhafi donnerait le coup d'envoi à une course pour prendre possession du pétrole et du gaz en Libye relève du fantasme et non de la réalité. La NOC et ses filiales contrôlent la plus grande partie de la production nationale et leurs partenaires étrangers ont bien l'intention de ne pas laisser leur place à d'autres. La Libye n'est pas un no man's land en matière d'hydrocarbures.
• Les sociétés étrangères sont-elles déjà sur le point de revenir en Libye pour reprendre leurs programmes d'exploration, de développement et d'exploitation qui ont été interrompus depuis février- mars 2011 ?
Elles souhaitent évidemment revenir le plus rapidement possible mais il convient pour elles de s'assurer au préalable que les conditions de stabilité politique et de sécurité minimales soient garanties avant qu'elles ne prennent la responsabilité d'envoyer leur personnel en Libye dans les zones d'exploration et d'exploitation d'hydrocarbures. Compte tenu des incertitudes politiques qui demeurent, il est difficile d'être précis actuellement sur ce que pourrait signifier concrètement l'expression "le plus rapidement possible".
• Pourtant, certains sont dans les starting-blocks, si ce n'est plus. Eni serait ainsi déjà en Libye pour examiner l'état de ses installations. Les autres groupes pétroliers ne sont-ils pas trop frileux ?
Les grands groupes pétroliers sont généralement très prudents au sujet des risques politiques les plus sérieux, ce qui est le cas pour un conflit qui n'est pas encore terminé et pour ses conséquences (mines, insécurité, etc.). Ils le sont également en termes de communication sur ces risques et sur leur réaction dans ce domaine. Cela dit, tel ou tel acteur de l'industrie peut chercher à se différencier pour obtenir un avantage politique, symbolique et/ou médiatique.
Pour ce qui concerne Eni, il ne faut pas oublier par ailleurs que ce groupe est de loin l'acteur pétrolier et gazier étranger le plus important dans ce pays, que sa présence remonte à 1959 et que sa part de production de pétrole et de gaz en Libye était de 267 000 barils équivalent pétrole par jour en 2010, ce qui est considérable. Par comparaison, la part de production de Total était de 55 000 b/j de liquides au cours de la même année [Total a indiqué qu'il suivait la situation en Libye avec beaucoup d'attention en vue d'évaluer à quel moment il pourrait reprendre ses activités dans ce pays – NDLR]. Il n'est donc pas étonnant qu'Eni soit particulièrement pressé. De plus, l'Italie a eu très peur au début du conflit que ses amitiés politiques au plus haut niveau avec le colonel Kadhafi ne fournissent à la France notamment, du fait de son soutien sans réserve au CNT, une occasion de lui reprendre des parts de marché. Cette dimension politique a pu également jouer dans la volonté italienne d'avoir un affichage fort dès la chute de Tripoli.
• Le conflit a eu un impact majeur sur la production et les exportations pétrolières de la Libye. A quel moment cette production pourra-t-elle reprendre ?
La production libyenne de pétrole brut était évaluée à environ 1,6 million de, barils par jour en janvier dernier et elle ne dépasse probablement pas 50 000-60 000 b/j actuellement, c'est- à-dire quasiment zéro. Le pays n'exporte plus de pétrole.
Sous réserve des conditions de sécurité dans les zones d'exploitation et le long des oléoducs, le redémarrage de la production sera une question de quelques semaines, en particulier dans la partie est du pays d'où est partie la rébellion et qui a été à peu près correctement sécurisée en raison de la domination territoriale des forces de l'opposition au régime de Kadhafi. C'est ce qu'a précisé l'Arabian Gulf Oil Company (Agoco), une filiale amont de la NOC qui avait pris ses distances d'avec sa maison-mère pendant le conflit pour se mettre sous l'autorité du CNT. Les champs de Sarir et de Messia pourraient redémarrer d'ici à la fin septembre sans qu'il soit besoin de faire appel à des entreprises et à de la main-d’œuvre étrangères, selon cette filiale. La production initiale serait de 60 000-100 000 b/j. Ailleurs, l'autre mot clé après la sécurité sera les infrastructures, en particulier de transport. On ne peut pas produire si la production ne peut pas être évacuée.
• A quel moment la production pétrolière libyenne reviendra-t-elle à son niveau du tout début 2011?
C'est certainement la question la plus délicate à court et moyen terme de l'après-Kadhafi dans le secteur pétrolier. La première difficulté est que l'on ne connaît pas exactement le moment où l'on pourra déclencher le compte à rebours puisque celui-ci est lié à la résolution des problèmes de sécurité et d'accès aux zones d'exploitation et que le conflit n'était pas terminé à la fin août. Le deuxième problème est que l'on manque d'informations précises sur l'état des installations et infrastructures pétrolières les plus importantes, que ce soit pour le traitement, le transport, le stockage et les terminaux pétroliers, et que la production ne pourra pas progresser très significativement sans que celles-ci ne soient pleinement opérationnelles. Les compagnies concernées devront se rendre sur les sites, procéder à un état des lieux et entamer les programmes de réparation et de maintenance nécessaires, ce qui peut prendre de quelques semaines à plusieurs mois selon le cas. Il sera ensuite possible de faire monter en puissance la production des champs en sachant que, selon les caractéristiques spécifiques aux gisements, leur maturité et leurs réservoirs, le retour à la production antérieure au conflit sera plus ou moins long.
Les champs et les installations en mer sont en bon état, ceux du bassin de Murzuk sont éloignés des zones de conflit et l'Agoco aurait déjà entamé – et, dans certains cas, achevé – les travaux requis de réparation et de maintenance dans l'est. C'est dans la partie centrale du bassin de Syrte à terre que la situation est plus délicate.
Si l'on fait l'hypothèse que la sécurité sera assez rapidement assurée, ce qui reste une hypothèse, le retour au niveau de 1,6 million de b/j pourrait intervenir dans un délai compris entre un an et demi et trois ans. L'estimation du PGA dans ce cadre est le premier semestre 2013.
L'Agence Internationale de l'Énergie (AIE) a évoqué un délai de deux ans, de même que M. Chokri Ghanem, l'ancien président de la NOC. Selon l'AIE, la production de brut de la Libye était de 60 000 b/j en juillet, contre 1,55 million de b/j pour l'ensemble de 2010, et sa capacité de production soutenable ne dépassait pas 100 000 b/j au cours du même mois. L'évaluation de Wood Mackenzie est de l'ordre de 36 mois.
• Si l'on se réfère à ce qui s'est passé en Irak après la chute du régime de Saddam Hussein au printemps 2003, la montée en puissance de la production pétrolière a nécessité plusieurs années. N'est-il pas trop optimiste de tabler sur un niveau de production antérieur au conflit à la fin 2012 ou en 2013 ?
De nombreuses inconnues persistent et il faudra réviser ces estimations au fur et à mesure que des informations précises sur les problèmes de sécurité et l'état des infrastructures nous parviendront. Ce qui est clair aujourd'hui, c'est qu'il y a plusieurs différences significatives entre la Libye d'aujourd'hui et l'Irak de l'après-printemps 2003 : les forces fidèles au régime Kadhafi ne semblent pas avoir décidé de saboter systématiquement tout ce qui pourrait l'être ; la mosaïque communautaire irakienne est autrement plus complexe ; il existe une opposition qui s'est rassemblée au sein du CNT malgré ses divergences internes ; il est très probable que des leçons seront tirées de l'expérience irakienne afin de ne pas retomber dans des erreurs similaires, notamment sur les processus de réconciliation internes; le niveau actuel des prix du pétrole demeure très incitatif; et les futures autorités ne devraient pas manquer de liquidités pour la reconstruction compte tenu des avoirs et actifs détenus par la Libye à l'étranger. Ceux-ci ont été gelés dans plusieurs pays dans le cadre des sanctions prises contre le régime mais l'importante reconnaissance internationale dont bénéficie d'ores et déjà le CNT devrait favoriser un dégel rapide.
• Quel pourrait être l'impact de la future croissance de la production libyenne sur les prix du pétrole ? Cela n'accentuera-t-il pas les tendances baissières ?
Dans la mesure où la montée en puissance de la production ne peut être que très progressive (voir réponse à la question précédente), il n'y a pas de raison de penser que l'impact sur les prix sera particulièrement important. La baisse des prix du brut par rapport au printemps 2011 – le pic pour cette année a été atteint en avril – s'explique essentiellement par les inquiétudes sur les crises de la dette aux États-Unis et au sein de la zone euro et sur la croissance économique mondiale. Dans ce contexte, plus la croissance sera ralentie, plus le retour progressif du pétrole libyen sur les marchés pourrait peser sur les prix mais ce ne sera pas un facteur dominant.
• Qui sont les principaux acheteurs de pétrole libyen?
Avant le début du conflit, l'Europe importait près de 80 % du pétrole libyen disponible à l'exportation. Au sein de l'Union européenne, les principaux marchés étaient l'Italie, la France, l'Allemagne et l'Espagne. La Chine est également un gros acheteur de brut libyen.
• Certains responsables du CNT ont indiqué que les entreprises provenant de pays "amis" seraient favorisées dans les attributions de futurs contrats et que les contrats conclus avec le régime précédent seraient réexaminés. Que faut-il penser de ces déclarations ?
Ce ne sont que des déclarations et elles ont été contredites par d'autres sur le respect des contrats signés dans le passé. L'une des priorités les plus importantes du CNT est de remettre le secteur pétrolier en ordre de marche et ceci suppose notamment le retour des compagnies étrangères qui ont toutes signé des contrats avec le régime de Kadhafi puisque celui-ci est resté en place pendant 42 ans. Dans une première étape au moins, les futures autorités ne peuvent se permettre le luxe de remettre en cause les contrats existants, sauf à démontrer qu'il y a eu des cas patents de corruption par exemple.
Par contre, pour les attributions de nouveaux contrats, la marge de manœuvre est plus grande et les pays européens "amis", tels que la France, le Royaume-Uni et l'Italie, les États-Unis, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et la Turquie pourraient être favorisés. Mais la prime donnée aux considérations politiques ne doit pas être exagérée. Les nouveaux dirigeants seront d'abord soucieux de défendre les intérêts de leurs pays et pas le bien-être des firmes étrangères. De plus, le potentiel important du pays en hydrocarbures est tel que les autorités, la NOC et ses filiales seront largement en mesure de faire jouer la concurrence pour obtenir les meilleures conditions pour la Libye et il n'y pas de raison qu'elles se privent volontairement de cet atout. Les critères techniques et économiques resteront dominants à terme.
Par ailleurs, mais ceci n'est pas prioritaire pour le CNT, un nouveau pouvoir peut décider de réexaminer de façon générale les contrats pétroliers pour s'assurer qu'ils sont conformes à sa vision des intérêts nationaux.
• Compte tenu de son implication militaire dans le conflit et de son soutien politique et diplomatique majeur au CNT, la France bénéficiera-t-elle de 35% des futurs contrats pétroliers, comme cela avait été indiqué il y a quelques mois ?
Un homme politique français avait dit il y a plusieurs années que les promesses des responsables politiques n'engagent que ceux qui y croient.
• Le changement de régime en Libye débouchera-t-il sur plus de transparence dans le secteur des hydrocarbures ?
C'est probable et très souhaitable. Des organismes et ONG spécialisés dans ce domaine, tels que Revenue Watch à New York, ont appelé les nouvelles autorités à introduire beaucoup plus de transparence et d'obligation de rendre des comptes ("accountability") dans la gestion du secteur des hydrocarbures. Pour Revenue Watch, les premières mesures à prendre dans ce domaine seraient la publication de tous les contrat pétroliers et gaziers, des informations régulières et détaillées sur les réserves accumulées par les fonds souverains ou assimilés, la publication des revenus, des dépenses et des actifs des sociétés nationales et la garantie d'une réelle implication des citoyens.
L'une des premières mesures annoncées par le CNT a d'ailleurs été de nommer M. Mahmoud Badi au nouveau poste de directeur des investissements de la Libye à l'étranger avec, en particulier, pour tâche de regarder de très près la façon dont la Libyan Investment Authority (LIA) a géré les importantes ressources dont elle dispose. Celles-ci étaient évaluées à $65 milliards environ à la fin 2010.