Diverse, remuante et parfois rebelle, victime des stéréotypes hasardeux qu’on lui colle, elle est aussi patriote et studieuse dans une Algérie qui a subi deux traumatismes majeurs : la guerre de libération et dix années noires du terrorisme. Elle continue à écrire son avenir.
Partagée entre un quotidien difficile et un avenir incertain, la jeunesse algérienne a la réputation, qui n’est pas usurpée, d’être la plus frondeuse du monde arabe. Cette « culture » de la protestation et de la lutte, elle l’a assurément héritée de ses aînés, lesquels, à peine sortis de l’adolescence, s’étaient jetés corps et biens dans la guerre de libération nationale en 1954. Ils avaient alors entre 16 et 20 ans pour la plupart. En octobre 1988, les jeunes nés après l’indépendance avaient fait une entrée fracassante sur la scène politique, réclamant plus de droits, plus de respect, et que les autorités tiennent davantage compte de leurs aspirations à une « vie meilleure », selon le mot d’ordre en vogue sous le régime de Chadli Bendjedid.
Cette révolte fut l’amorce d’une démocratisation du système politique, que le président Abdelaziz Bouteflika, attentif depuis toujours aux appels de la jeunesse (il était le ministre de la Jeunesse et des Sports sous Boumédiène avant de diriger la diplomatie), n’a cessé d’approfondir depuis qu’il a accédé au pouvoir en 1999. Depuis, les jeunes ne cessent d’intervenir au sein de leurs associations, devant les mairies, dans les universités et les entreprises pour rappeler aux responsables leurs promesses, prenant part ainsi à la vie démocratique tumultueuse de leur pays.
Ces dernières semaines, ils étaient encore dans la rue, manifestant en faveur d’une réforme de l’université à Bejaïa, ou contre la vie chère à Alger, même si, en l’occurrence, on doit faire la part de la manipulation des jeunes des quartiers populaires par les « gros bonnets » du marché noir, mécontents des décisions de l’État de les intégrer dans les circuits officiels de la distribution. Prompte à s’enflammer contre ce qu’elle considère comme des injustices, cette jeunesse est aussi rapide à s’enthousiasmer lorsque le « drapeau », synonyme de dignité, d’honneur et de réputation nationale, est en cause. Qui ne se rappelle du déferlement de joie qui a suivi, plusieurs jours et nuits, la qualification de l’équipe nationale de football pour la Coupe du monde en Afrique du Sud, au détriment de l’Égypte ? Ce furent les moments fous d’un élan patriotique, qui a rappelé aux plus âgés l’euphorie de la proclamation de l’indépendance en 1962. Cet élan en avait surpris plus d’un parmi ceux, nombreux, qui s’étaient convaincus, contre toute évidence, que la nouvelle génération postindépendance était minée par l’individualisme, vautrée dans la consommation, subjuguée par la mondialisation, écrasée par mal-vie, et qu’elle avait de ce fait tourné le dos aux valeurs sur lesquelles ses aînés avaient fondé leur combat libérateur en 1954. Il ne s’agit pas d’un patriotisme de pacotille ou de stades de football. L’attachement à la patrie, l’enracinement dans le terroir, l’amour de la terre des ancêtres forment la trame des œuvres des jeunes écrivains algériens, y compris ceux nés à l’étranger.
Les accès de fièvre que l’on enregistre périodiquement, que des sociologues interprètent comme autant de manifestations de vitalité, vont par ailleurs à l’encontre des stéréotypes répandus au-delà de la Méditerranée sur le jeune Algérien présenté au mieux comme « m’digoûti » (dégoûté), « hitiste » (chômeur désargenté adossé aux murs de sa cité), « trabendiste » (importateur illégal), et au pire comme candidat désespéré à la « harga » (immigration clandestine en Europe) ou « desperado », prêt à se laisser enrôler dans le premier groupe armé venu pour devenir terroriste ou même « kamikaze ». Forçant le trait, des jeunes cinéastes de l’émigration se sont emparés de ces caricatures tant ces sujets sont porteurs, médiatiquement parlant, pour dresser des portraits d’antihéros sombres, de drogués ou de terroristes, présentés par simplification comme les profils types du jeune Algérien moyen ! C’est aussi l’un des marronniers de la presse à l’approche de l’été et un thème récurrent pour les conversations de salon. Enfin, les rappeurs algériens – et il y en a d’excellents – en rajoutent dans la description de l’underground de la marginalité algérienne. En fait, peu nombreux sont les jeunes ayant succombé aux sirènes de malheur pour se retrouver soit sur un esquif voguant clandestinement en Méditerranée vers les côtes espagnoles ou italiennes, au péril de leur vie (moins de 1 000 jeunes interceptés en 2009), soit dans un « maquis » lointain attendant que sonne leur heure, sous la férule d’un « émir » tyrannique et sanguinaire (entre 300 et 500 terroristes encore en activité, retranchés pour la plupart dans les massifs et les forêts de Kabylie). Contrairement à ce qu’affirment certains sondages, qui ne reflètent pas toujours, loin de là, la réalité, à savoir que deux tiers des jeunes Algériens souhaitent émigrer pour s’évader de leur quotidien, ni l’un ni l’autre de ces chemins périlleux ne sont plus fréquentés. Dans leur majorité et malgré les difficultés, les jeunes sont décidés à rester dans leur pays et à faire face, sur place, à leur avenir. « Je ne veux pas partir, car je ne me sens pas une vocation d’émigré. Il me serait difficile de m’adapter à une vie et une culture qui ne sont pas les miennes. Je veux vivre ici, travailler ici. Je ne le vis pas comme une obligation, mais comme un choix personnel définitif », dit Farouk Ben Mouloud, 20 ans, étudiant. Il soupçonne ceux de ses copains qui proclament dans les micros qu’ils n’ont qu’une seule idée : quitter le pays, le font souvent par défi (z’kara), plutôt que par conviction. Le mythe d’un « ailleurs meilleur », nourri par les chaînes satellitaires arabes et européennes, bien ancré dans l’imaginaire des jeunes dans les années 1990 et 2000, a été d’abord anéanti par les opportunités nouvelles qui se sont ouvertes depuis deux décennies en Algérie. Il a été ensuite enterré par la crise financière internationale, qui a mis sur le carreau des dizaines de milliers de travailleurs en Europe, dont une grande partie d’immigrés réduits parfois à se disputer une place dans les files d’attente des « soupes populaires » d’Italie, d’Espagne, de France ou d’Allemagne. Outre la crise de l’emploi et les restrictions drastiques dans les politiques d’attribution des visas, l’alarmante progression de l’extrême droite raciste et xénophobe en Europe a poussé les candidats au départ pour « l’eldorado », lesquels n’ont d’ailleurs jamais été très nombreux, à revoir leurs calculs. En revanche, il n’est plus rare de croiser à Alger, Annaba, Constantine ou Oran des jeunes « partis sans esprit de retour », qui ont bien réussi dans leur pays d’accueil, mais ont finalement décidé de revenir au pays. Malgré leurs difficultés à se réinsérer dans une société « dure », qui ne conçoit pas la réussite de la même façon qu’en Europe ou en Amérique et dont les codes moraux et sociétaux sont plus rigides, ils semblent décidés à rester. Les autorités y voient du « sang neuf » et attendent d’eux un regard critique sur l’économie et la gestion, dans une phase marquée par le lancement d’un programme d’investissements sans précédent, soit 286 milliards de dollars jusqu’en 2014.
Les jeunes des quartiers populaires, étudiants, artisans ou employés, sont les mieux placés pour parler des difficultés du quotidien, qu’ils subissent de plein fouet. Ils forment une majorité silencieuse que l’on voit rarement s’exhiber sur les petits écrans. S’ils se plaignent du déficit de logement, des difficultés de transport, du manque de loisirs ou du pesant fardeau de la tradition et du conformisme social vécus comme une entrave à leur liberté et comme un gâchis, ils savent aussi que l’Algérie est en pleine mutation et que, selon l’adage local, « un palais ne peut être construit en un jour ». Certains regrettent bien sûr le temps perdu, les occasions ratées, les tergiversations des années 1980 qui ont coûté si cher au projet économique national, mais sans s’attarder. Ce qu’ils veulent, c’est un emploi. C’est la demande pressante des milliers de diplômés que forment annuellement les universités algériennes. Pour les Algériens – la règle se vérifie dans tous les pays du Maghreb –, si les études restent un excellent passeport pour l’avenir, le marché de l’emploi ne répond pas toujours à la demande et la compétition se durcit. Dans l’ensemble du monde arabe, on compte au minimum 15 millions de jeunes chômeurs, selon les évaluations internationales. En Algérie, quelque 1,2 million d’étudiants fréquentent les universités disséminées à travers tout le territoire. Si l’on ajoute les effectifs du primaire, du secondaire et de l’enseignement professionnel – un secteur qui prend une importance de plus en plus grande dans le pays – pratiquement un Algérien sur trois se trouve actuellement sur les bancs de l’école. Celle-ci est gratuite et obligatoire pour les enfants – filles et garçons – de 6 à 16 ans. Les étudiants (60 % de filles) bénéficient presque tous d’une bourse de l’État régulièrement revalorisée, même si les titulaires l’estiment insuffisante et de multiples avantages pour le transport et la restauration. L’implantation des établissements universitaires à travers le pays a permis d’atténuer la pression sur le logement universitaire, mais la crise, endémique, est encore loin d’être résolue. La généralisation du système international de formation LMD (licence, masters, doctorat) a été l’occasion d’une reprise en main de l’université, désormais centrée sur la qualité de la formation et l’établissement de passerelles indispensables avec les entreprises.
Depuis septembre, les établissements universitaires sont soumis à une évaluation périodique de la qualité de leur enseignement, qui vise à leur garantir une valeur répondant aux normes internationales. C’est un des défis majeurs qu’a décidé d’affronter l’université algérienne, longtemps critiquée pour le piètre niveau de certains enseignements – pas tous, loin de là – et parce que la théorie prime la pratique dans les cursus. Cette évaluation doit se dérouler en deux étapes : en interne, les responsables des établissements seront jugés sur des critères comme le taux de réussite, la durée moyenne d’études nécessaire à l’obtention du diplôme, la pertinence des stages réalisés, etc. En externe, les universités – qui doivent devenir les pépinières de l’élite – seront jugées sur le nombre de contrats qu’elles auront passés avec des entreprises pour former des diplômés opérationnels et prêts à l’emploi. La société nationale des hydrocarbures, Sonatrach, qui manquait cruellement de cadres à ses débuts, avait été la première à inaugurer, dès le début de l’indépendance, un lien direct entre la formation et l’entreprise dans ses centres de Boumerdès, regroupés ensuite en université. L’exemple devrait être généralisé pour assurer une meilleure adéquation entre la culture universitaire et le marché de l’emploi. L’Algérie souffre en effet, comme ses voisins de la région méditerranéenne et arabe, d’un déficit important d’emplois à offrir aux jeunes diplômés. Tous les secteurs ne sont pas concernés : les métiers de la finance restent encore largement moins saturés que ceux de la psychologie, de la sociologie ou de l’enseignement. Ce déséquilibre formation-emploi pénalise davantage les étudiants ayant opté pour les études générales en sciences économiques par exemple, que ceux qui ont choisi des formations qualifiantes dans des spécialités comme le commerce, le marketing ou le management. Il est vrai que l’on accède à ses filières en fonction des notes obtenues au baccalauréat.
À la fin de 2010, on estimait que près de 25 % des jeunes Algériens, diplômés ou non, étaient au chômage, alors que le taux national de demandeurs d’emploi avait été divisé par trois en dix ans, passant de 30 % à environ 10 %. La croissance algérienne, soutenue par un investissement public centré depuis dix ans sur la remise en état et l’extension des infrastructures, est, de fait, pauvre en emplois alors que le secteur privé est également très timoré dans ce domaine. Pour diminuer le chômage des jeunes, l’État a ainsi multiplié les emplois aidés dans les entreprises et vient d’appeler le privé à prendre sa part de l’effort. Il s’appuie aussi sur l’Agence nationale de promotion de l’emploi de jeunes (Ansej), qui soutient les projets de création de micro-entreprises en faveur des jeunes auprès des banques. Durant ces dix dernières années, malgré la frilosité des banques, elle a été à l’origine de la création de 140 000 micro-entreprises, lesquelles ont généré près de 400 000 emplois. Entre 2008 et 2010, le nombre de projets a plus que doublé, passant de 10 000 à 22 000 micro-entreprises. Même si leur taux de mortalité, qui se situe, selon les évaluations, entre 20 % et 50 % au bout de la cinquième année d’activité, reste important, elles participent à un maillage du territoire qui bénéficie aussi aux agglomérations moyennes où se concentrent les demandes d’emploi non satisfaites.
L’État s’est aussi engagé dans un effort massif de création de trois millions d’emplois en cinq ans, entre 2009 et 2014, soit 600 000 par an. Il reste que tout le monde ne peut bénéficier de ces largesses de la puissance publique, distribuées selon des critères assez larges, mais sélectifs tout de même. D’où la prolifération des petits métiers de la « débrouille » : gardien de parking, porteur dans les marchés publics, coursier, et d’où une croissance devenue pathologique du marché noir, que tout le monde appelle « informel » par euphémisme. Ce dernier brasse dans certains domaines 30 % du volume des affaires, ce qui représente un manque à gagner substantiel en impôts et droits de douane pour l’économie officielle, ainsi qu’une menace potentielle d’instabilité dès que ses « barons » – qui s’appuient dans leur « business des trottoirs » sur une armée de fourmis, des jeunes sans qualification boutés hors du système scolaire et vivant pour la plupart d’expédients – se sentent traqués. Ce fut le cas au début de 2011. Le ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, a mis en garde contre ces jeunes manipulés pouvant constituer une « minorité radicale, en rupture totale avec la société, n’obéissant qu’à des instincts revanchards et ne mesurant pas les conséquences de ses actes ». Nés au début des années 1990, ceux-ci font partie d’une génération marginalisée, dont les repères ont été brouillés par les années de terreur, et dont la scolarité a été perturbée. Si elles ne veulent pas baisser les bras et les considérer comme « perdus », les autorités savent qu’il faudra sans doute beaucoup de temps, d’argent et un effort particulier d’encadrement pour les réintégrer dans la vie sociale.
S’il y a un déficit que les jeunes ressentent tout particulièrement, parce qu’il influe sur leur vie privée, c’est celui du logement. Le retard accumulé dans ce domaine depuis l’indépendance est considérable. La démographie soutenue n’a pas arrangé les choses : la population a plus que triplé en moins de cinquante ans. Celle-ci vit par ailleurs une explosion urbaine qui démultiplie la demande. Malgré les efforts immenses consentis ces dix dernières années – plus de deux millions de logements construits par l’État, en plus des constructions individuelles – le déficit est encore important. Deux autres millions de logements sont programmés d’ici 2014. Une véritable course contre la montre. En fait, la demande est telle que lors des attributions des programmes achevés, c’est quasiment l’émeute. Les autorités ont en effet du mal à faire patienter les candidats, tous ayant des raisons valables de se considérer comme « prioritaires ». Parmi les conséquences inattendues de cette pénurie : les mariages sont devenus plus tardifs. Le nombre de célibataires forcés – hommes et femmes – ne cesse de grandir : 800 000 pour la seule ville d’Alger, un peu moins dans chacune des grandes agglomérations de l’intérieur. Selon les études, la moitié des Algériens en âge de se marier ne cessent de repousser la date de leur union faute de logement. Les couples convolent bien au-delà de la trentaine. Ce recul des mariages – qui restent, dans la société maghrébine, un facteur de stabilité – se conjugue avec les difficultés à avoir des relations sexuelles hors mariage. Ce fait figure parmi les principales causes de stress des jeunes à l’orée de la trentaine. S’installer seul pour un homme – et encore plus pour une femme – est une gageure : lorsqu’on trouve un appartement dans le secteur privé, le loyer est sinon prohibitif, du moins pas à la portée de tous. Par ailleurs, un célibataire n’est jamais le bienvenu dans un immeuble abritant des familles. Les jeunes restent donc scotchés chez leurs parents le plus longtemps possible.
Au-delà des clichés, le tableau est contrasté, avec cependant une dominante : l’État, pour qui les dépenses sociales constituent l’un des tout premiers postes budgétaires, fait ce qu’il peut, sans sacrifier l’avenir, pour assurer une croissance solide, qui ira en s’enrichissant du nombre d’emplois créés. Dans le programme d’investissement en cours, 40 % des ressources – soit quelque 62 milliards de dinars – sont consacrées à l’infrastructure sociale (logement, santé, sport, éducation) et à l’amélioration des conditions de vie de la population. Cette stratégie vise, à terme, à la diversification de l’économie pour assurer l’après-pétrole et veut renouer avec une ambition industrielle abandonnée dans les années 1980. Entre-temps, l’État doit gérer au mieux l’impatience de ses jeunes, en espérant les convaincre qu’il est dans la bonne voie.