Au fil des ans, les Tunisiennes sont devenues des citoyennes actives sur la scène politique et sociale, dans un pays résolument avant-gardiste.
Ferment d’une modernité en marche, les femmes tunisiennes ont fait depuis cinquante ans des pas de géant sur la voie rugueuse, pleine d’embûches et pour certaines aventureuses, de leur émancipation. À l’avant-garde des femmes arabes et africaines, elles sont aussi, sur plusieurs plans, au même niveau que bien d’autres femmes dans le monde, en Occident notamment. Parfois en avance.
Dès l’indépendance, en 1956, le président Habib Bourguiba, leader du mouvement de libération nationale, posait le diagnostic : « Dans un étage inférieur de la société tunisienne, au-dessous des hommes, qui étaient victimes du régime colonial, il y avait les femmes. Elles étaient victimes au second degré d’un système épouvantable provenant de vieilles habitudes et de traditions ayant un caractère sacré, qui a fait que les femmes elles-mêmes étaient résignées à leur propre sort. » Il ne cessa dès lors de lutter contre ce système patriarcal dévoyé en machisme du fait d’une culture archaïque abreuvée à un islam des ténèbres.
« Misérable chiffon »
Des images de l’époque montrent le même Bourguiba qui, par tactique, avait fermement combattu la politique coloniale de dévoilement des femmes sous prétexte de leur intégration dans la modernité et de leur assimilation dans la culture occidentale. Il avait procédé en personne et en public, dans des gestes d’une infinie douceur, au retrait du sefsari, le voile de soie blanc traditionnel dont devaient se couvrir les femmes dès qu’elles quittaient leur domicile pour aborder la rue. Un voile qu’il qualifiait de « misérable chiffon ».
Le Code du statut personnel, promulgué moins de six mois après l’indépendance, le 13 août 1956, fut le premier jalon d’une œuvre émancipatrice qui ne s’arrêtera plus. Elle plonge de profondes racines dans le réformisme social et religieux du début du xxe siècle, représenté notamment en Tunisie par Tahar Haddad, auteur de Notre femme dans la charia et la société, qui lui valut d’être banni par ses pairs traditionalistes et de mourir de tuberculose, dans le plus total dénuement, en 1935, à 36 ans. Gardant le cap ainsi fixé, le président Zine el-Abidine Ben Ali n’a cessé au fil des ans d’élargir et d’approfondir ces premiers acquis. « La prochaine étape sera celle d’une plus grande consolidation des droits de la femme et le renforcement de sa contribution à la vie publique et au sein de la famille », énonce le programme présidentiel pour le mandat 2009-2014 Ensemble relevons les défis.
L’État, qui a donné le coup de pouce indispensable et accompagné cette longue et périlleuse marche des femmes tunisiennes vers leur libération des usages et des coutumes, des préjugés ancestraux et des entraves juridiques de toute nature, est prêt à laisser l’initiative. Devenues actrices en politique, les femmes s’emploient depuis quelques années à affirmer leur autonomie dans l’espace public. Patiemment, elles se construisent un rôle à égalité avec l’homme – leur alter ego – dans la gestion de la cité. Ce rôle, plus personne désormais ne leur conteste, hormis quelques frileux bousculés par une modernité dont ils se revendiquent pourtant, ou quelques traditionalistes doublés par l’histoire qui s’accomplit sous leurs yeux.
À l’opposé du discours plaintif en vogue dans certains milieux attendant tout de l’État, celui de Faouzia Slama, présidente de la Chambre nationale des femmes chefs d’entreprise (CNFCE), émane d’une battante, comme on en compte de plus en plus en Tunisie. Elle engage les femmes à prendre leurs responsabilités et à se battre contre les discriminations, au lieu d’attendre passivement que ces dernières soient levées : « Je rejette la responsabilité de toutes les inégalités du milieu professionnel [lorsqu’elles existent] sur les femmes. Nous devons prendre notre sort en main, car il n’y a aucune procédure législative qui favorise les hommes dans le milieu professionnel. C’est déjà un acquis qu’il faut savoir utiliser et sauvegarder. Nos mentalités doivent changer et nous devons faire preuve d’une réelle volonté de nous imposer. Cessons donc de lier notre sort [à la volonté] des hommes et construisons notre propre chemin. […] Nous devons agir au lieu de chercher des excuses là où il n’y en a pas. » Il reste cependant que de quelques oripeaux qu’il s’affuble, le machisme n’est pas mort. À tout le moins, son cadavre bouge encore. On l’entend tous les jours distiller ingénument sa petite musique anodine en apparence : mais jusqu’où les femmes iront-elles trop loin ? Sachant que toute liberté ne se donne jamais qu’une seule limite : le plein épanouissement de l’un dans le respect de la liberté de l’autre.
Il est peut-être fastidieux d’énumérer les droits acquis par les femmes tunisiennes en cinquante ans. Il faut pourtant en rappeler les principaux pour mesurer le chemin parcouru. Le premier est l’inscription de l’égalité de l’homme et de la femme dans la Loi fondamentale, sur le fronton de la République, dans le cadre de la promotion des droits humains. Ce n’est pas rien, mais c’est loin d’être tout. S’y ajoutent l’abrogation de la polygamie et de la répudiation, l’instauration du divorce judiciaire, le droit à la contraception et à l’avortement, dans le cadre du planning familial et d’une procréation maîtrisée (en 2010, le taux de natalité devrait permettre sans plus le remplacement des générations), la création de tribunaux de la famille, l’aménagement de la garde des enfants en faveur de la mère victime du mari, le droit effectif, garanti par la puissance publique, à la pension alimentaire et au maintien dans le domicile conjugal en cas de séparation, le droit de la femme de transmettre sa nationalité à ses enfants nés à l’étranger d’un père étranger, le droit de regard sur l’éducation des enfants et les dépenses du ménage, le droit au travail partiel pour la mère salariée, avec la garantie des deux tiers de son salaire, le maintien au même niveau de ses cotisations de retraite et l’assurance d’une évolution sans accroc de sa carrière professionnelle, etc.
Sans parler de l’interdiction du mariage forcé des filles à peine pubères, dont le sort était scellé à leur insu et qui vivaient leur nuit de noces dans l’épouvante d’un viol annoncé. Au-delà de l’égalité formelle instaurée par la loi, les femmes tunisiennes ont évolué vers un partenariat effectif avec les hommes dans tous les domaines. Un partenariat qui reste sans doute à parfaire, mais qui est l’objectif affiché par les pouvoirs publics. La loi successorale reste inégalitaire, la fille n’héritant que de la demi-part du garçon. Mais la règle a été contournée par une interprétation intelligente et actualisée du précepte religieux autorisant le légataire à répartir également son héritage entre ses enfants (garçons et filles) de son vivant. Les partisans d’une franche rupture avec la règle religieuse restent minoritaires. La majorité est en effet pour que les réformes s’inscrivent dans la spécificité culturelle de la société tunisienne, en recommandant d’accomplir l’effort d’Ijtihad indispensable pour une relecture ouverte du précepte religieux.
Médecin, juge, avocate, enseignante, pilote, chercheuse, chef d’entreprise ou syndicaliste, les tunisiennes, sans bruit ni fureur, se sont fait une place dans la sphère des décideurs dans tous les domaines. Elles s’y sont hissées à la force du poignet et grâce à leur seule compétence. Elles y font preuve d’une incontestable autorité. Elles sont au gouvernement et au Parlement (28 % des députés et 19 % des sénateurs), dans les conseils municipaux (32 %, soit le double par rapport à 1995), au Conseil constitutionnel (26 %) au Conseil économique et social (23 %), dans les conseils d’administration des entreprises. Elles dirigent des écoles, des universités, des services, des administrations, des cours de justice, des entreprises, des banques. Elles sont dans la diplomatie. Et pas seulement comme femmes de consul ou d’ambassadeur. Dans moins de quatre ans, en 2014, 35 % des fonctions de direction lui seront réservées, selon le programme présidentiel Ensemble, relevons les défis. Près de la moitié des militants du monde associatif sont des femmes et, parmi elles, 20 % occupent des postes de direction.
Le socle de l’édifice social
Cette révolution a nécessité une minutieuse préparation des mentalités, l’ouverture des portes des universités devant les filles – elles sont désormais majoritaires dans l’enseignement supérieur – et une forte implication des femmes elles-mêmes dans la maîtrise de leur destin à travers les associations de la société civile qui se sont multipliées ces dernières années.
Signant le dernier éditorial de Femmes, le magazine de l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT), l’épouse du chef de l’État, Leila Ben Ali, a souligné récemment que les législations progressistes promulguées depuis l’aube de l’indépendance en faveur des femmes et enrichies d’année en année, constituent le « socle de l’édifice social que la Tunisie est parvenue à édifier, et qui fait de la femme l’incarnation de la modernité dans la société ». Présidente en exercice depuis deux ans de l’Organisation de la femme arabe (OFA), c’est ce message d’ouverture et d’avenir que Mme Ben Ali souhaite transmettre à sa remplaçante qui doit être élue lors du prochain congrès de l’OFA, fin octobre à Tunis. Elle ne s’est pas peu dépensée elle-même sur plusieurs fronts depuis 2009 pour baliser le terrain et enraciner la culture des droits de la femme dans le paysage social arabe.