L’égalité reste un combat de tous les instants pour les femmes tunisiennes. Fortes des acquis considérables des cinquante dernières années, elles continuent à en creuser le sillon dans tous les domaines.
Les enquêtes internationales sur la condition féminine dans le monde se suivent et se ressemblent : le Maghreb se classe en tête du monde arabe concernant le droit des femmes, et la Tunisie en tête des trois principaux pays du Maghreb. C’est en effet dans le plus petit des trois pays maghrébins, mais qui adhéra le plus tôt à la modernité, que les femmes ont fait fructifier tout ce que le mouvement réformiste social et religieux du début du siècle dernier a semé par ses écrits. Représentant la « moitié du ciel », selon la parabole chinoise, les femmes portent aujourd’hui sur leurs épaules cet héritage émancipateur sans lequel la société serait condamnée au mieux à la stagnation, au pire à une régression certaine.
Réintégrées dans la vie politique, économique, sociale et culturelle par la loi – « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit », professait déjà Lacordaire –, les Tunisiennes restent très attentives à toute inflexion qui menacerait de les tirer vers l’arrière.
Se libérer du machisme
De plus en plus visibles et présentes dans l’espace public, elles s’emploient à ancrer dans le quotidien le profond changement des mentalités amorcé ces dernières décennies. Tant il est vrai que « la liberté n’est pas seulement le droit [d’être libre], c’est encore le pouvoir d’être libre. »
Malgré la loi, la société des « mâles » reste en effet peu clémente pour les femmes. Mariée à 25 ans avec un proche de la famille, Mariam, après cinq ans de vie commune et deux enfants, a été jetée à la rue par un époux porté sur la bouteille, mais qui lui refusait le droit de l’interroger sur l’utilisation de l’argent du ménage. Réfugiée au commissariat de police de son quartier, elle s’est fait rabrouer par l’agent de service. Il croyait sans doute bien faire en lui demandant de renoncer à sa plainte, de « chasser le diable et retourner chez elle auprès de son chef de famille et d’oublier ce qui venait de se passer ». « J’ai tenu bon, et je lui ai dit : "Réveille-toi, je suis la victime et non l’agresseur. Je veux que la loi soit appliquée." Je ne sais pas s’il l’a fait de bon cœur, mais, devant mon entêtement, il a fini par enregistrer ma plainte », se souvient Mariam, aujourd’hui divorcée. « Je préfère une maison vide qu’un mauvais locataire », souligne-t-elle. Pourtant libérée psychologiquement d’un compagnon « encombrant et sans morale », elle se sent « comme socialement amputée, presque coupable aux yeux de ma famille et de mes enfants ». Un syndrome fréquent parmi les femmes victimes. Le divorce n’a toujours pas bonne presse dans la société et la divorcée reste mal vue. Passé un certain âge, il lui est souvent difficile de refaire sa vie.
La violence faite aux femmes dans le monde arabe a été au centre d’un colloque qui s’est tenu en mars dernier à Tunis, sous l’égide de l’Organisation de la femme arabe présidée par l’épouse du chef de l’État tunisien, Leila Ben Ali. La violence conjugale reste encore très répandue dans les pays arabes et musulmans, qui considèrent qu’elle relève de la vie privée. Elle peut aller du « châtiment éducatif » de l’épouse « récalcitrante » ou « fautive », à la mort pure et simple dans le cas des crimes d’honneur encore socialement reconnus dans des pays comme la Jordanie ou le Yémen, bien qu’interdits par la loi et théoriquement punis sévèrement. Dans ces sociétés imprégnées par la pratique religieuse traditionnelle, cette violence s’apparente à la culture du rapport conjugal et n’offusque pratiquement personne. En Tunisie, elle est fermement combattue par les autorités, ses victimes protégées et ses auteurs poursuivis par les tribunaux. Elle est en régression sans doute, mais il faut aussi compter avec l’omerta des familles et du voisinage pour que le coupable soit soustrait à la justice. Pour Mme Ben Ali, « se taire sur la violence faite aux femmes, c’est en être complice ». À l’origine d’un Observatoire des législations sur les femmes, elle prône une « stratégie arabe pour combattre ce phénomène ». Elle n’en est pas dupe pour autant. Réaliste, elle sait en effet que les avancées sur le papier doivent être accompagnées d’un suivi d’application sans lequel toute réforme risquerait de rester lettre morte et de rejoindre le cimetière des vœux pieux, et qu’il faut donner « le temps au temps ».
Ces dernières années, alors que l’âge du mariage des femmes a reculé de dix ans (de 19 à 29 ans en moyenne) et qu’un nombre de plus en plus important d’entre elles choisit des études longues, la virginité est revenue en force dans les « conditions » du mariage posées par les hommes. Paradoxale régression dans une génération de jeunes apparemment « libérés », dont les parents et même parfois les grands-parents avaient répudié la pratique barbare du drap maculé de sang, attestant de la pureté de la mariée. Cette crispation, selon des sociologues, s’expliquerait par une perte de repères et une crise d’identité passagère, qui rejoindrait dans son symbolisme la réapparition du foulard couvrant les cheveux de certaines filles. Mais elle donne lieu aussi à une pratique malsaine : la réfection de l’hymen. L’opération à la fois hypocrite et fort onéreuse est une manière de tirer un trait sur un passé mal assumé. « Je n’aurais pas pu affronter mon mari ni ma famille autrement », avoue Ahlam, docteur en pharmacie, épouse et mère heureuse, qui ne cesse de pester contre « ce piège à filles ».
Ce retour aux réflexes machistes tient à la fois de la religion, de la tradition et de la peur du qu’en dira-t-on. Mais, plus sûrement, il est le signe d’une perte d’assurance des garçons de la nouvelle génération face aux filles, ajoute-t-elle. « C’est la preuve que les mentalités n’ont pas suffisamment évolué et que ce l’on croyait acquis était en fait fragile, à la merci du premier vent mauvais. » Malgré le droit reconnu à la contraception et à l’avortement, la sexualité hors mariage des filles reste le plus souvent taboue, alors que les garçons ne sont pas soumis à la même inquisition. Dans le cercle familial, ils ne sont jamais interrogés sur leur premier rapport, alors que dès la puberté les premiers émois des filles sont surveillés comme le lait sur le feu. Mères et grands-mères, qui avaient participé à l’effervescence de l’émancipation à ses débuts, sont parfois tentées de briser le tabou afin de faire reculer l’interdit et de prévenir des drames.
Société en mutation
La démocratisation de l’enseignement et le large accès des filles à l’école ont certes permis la scolarisation de pratiquement 100 % d’une classe d’âge en primaire. Lycées et universités sont à parité filles-garçons. Dans certaines sections – filières scientifiques comprises -, les filles sont même en plus grand nombre que les garçons. Mais, reflet d’une transition laborieuse, l’adolescente est encore appelée à prendre sa part des tâches ménagères, dont son frère est « naturellement » dispensé. Tout comme sa mère, qui doit concilier travail et foyer, elle doit concilier études et obligations domestiques. Parfois au détriment des premiers. Dès leur plus jeune âge, les filles doivent intérioriser leur condition de femmes vouées au foyer. Nabiha, jeune cadre bancaire, mariée à un haut fonctionnaire, affirme assumer sans trop se plaindre cette « double et lourde charge ». Les femmes de la famille assurent parfois la garde des enfants, autorisant le couple à prendre un temps libre. Mais Nabiha espère l’ouverture de plus de crèches dans les entreprises et les quartiers. Surtout, dit-elle, « je souhaite que mon mari se décide enfin à langer le bébé de temps en temps, à faire la vaisselle et passer la serpillière sur le carrelage ». « Mais on peut toujours rêver », soupire-t-elle avec une grimace dubitative. « La libération de la femme sera bancale tant qu’elle marchera sur une patte », assène-t-elle enfin en désespoir de cause sous le regard presque goguenard de Moncef, l’époux.
Dans les zones rurales, les jeunes filles sont considérées comme des auxiliaires de la famille, prêtes à donner un coup de main à la maison et à participer aux travaux des champs. Une étude vient d’être ordonnée par le chef de l’État pour cerner les causes de l’abandon scolaire dans ces zones de pauvreté et en évaluer l’ampleur. Elle devrait donner lieu à des programmes de formation spécifiques des jeunes filles, les adapter au marché de l’emploi et les préparer, le cas échéant, à la gestion d’un microprojet.
La rupture avec un passé de servitude étant consommée depuis un demi-siècle, les tunisiennes doivent désormais répondre aux problèmes complexes d’une société en pleine mutation. L’expansion de la classe moyenne – facteur de stabilité et d’équilibre – a secrété de nouveaux besoins qu’il faut satisfaire pour alléger le lourd fardeau des couples, notamment les femmes.