Avec le décès de Tahar Ouettar à 74 ans, le monde des lettres en Algérie a perdu l’un des plus grands romanciers d’expression arabe.
Né en 1936, dans un petit village près de Souk Ahras, dans l'Est algérien, Tahar Ouettar avait fait ses études primaires à l’institut Ben-Badis de Constantine et ses études supérieures en Tunisie, dans la prestigieuse université Zitouna en 1954. Nombre de ses compatriotes la fréquentèrent au cours du siècle dernier, notamment Abdelhamid Ben Hédougua dont il sera le condisciple. Comme lui, Tahar Ouettar s'installera, après ses études à la Grande Mosquée, dans la capitale tunisienne où il entamera sa carrière d'écrivain en publiant des nouvelles dans plusieurs journaux tels Assabah et El Amal. Il retournera dans son pays natal après 1962 et y occupera des postes officiels, notamment celui de directeur général de la Radio algérienne. On lui doit des romans et nouvelles empreintes d’un fort fond populaire algérien – mais aussi universel –, tels Ars bghal (« Noces de mulet »), Echam’aa wa dahaliz (« La Bougie et les cavernes ») et El ichkou wal mawtou fi ezzaman el harrachi (« L’Amour et la mort à l'ère harrachie »).
C’est surtout avec son roman « L’As » que s’affirmera sa fibre de communiste libertaire, en révolte contre l’injustice, surtout quand elle vient de sa propre famille. Ce roman, publié en novembre 1974 et que j’ai eu la chance de traduire, relate, à partir de plusieurs faits historiques jusqu’ici pudiquement (?) tus, la tragédie de patriotes communistes, exécutés par leurs frères de sang et d’armes, pour non-conformisme à un credo nationaliste aussi obscur que péremptoire.
Tahar Ouettar faisait partie de l’aile gauche du FLN, parti unique dont il a été un cadre permanent, tout en militant clandestinement dans le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) qui a regroupé, au lendemain de la prise de pouvoir de Boumediène, en juin 1965, cette même gauche du FLN et les communistes.
Libre penseur
Les rapports de Ouettar avec le pouvoir ont toujours été ambivalents : l’un avait besoin de la caution d’un intellectuel de gauche « maison », l’autre, pas dupe, tentait de combattre le conservatisme d’un système de pensée, en le débordant par une intense activité journalistique et littéraire axée sur les besoins, les attentes, les espoirs, les revendications des payants, des ouvriers agricoles, des jeunes en mal d’espoir, en mal d’amour, en mal de sexe, en mal de vie tout court. On a beaucoup glosé sur le fameux et malheureux commentaire lapidaire concernant l’assassinat, en mai 1993, de son ami et cadet, l’écrivain Tahar Djaout (premier d’une liste longue de plusieurs dizaines d’intellectuels et artistes égorgés sur fatwa de religieux déviants, aux ordres de politiciens incultes et fanatiques) : « Une perte pour la France », avait-il déclaré. Pour la francophonie, voulait-il dire, comme il s’en est expliqué plus tard, sans dévier d’un pouce : taghenant (entêtement, en tamazight) du Chaoui qu’il était ! Au-delà de cette sortie – restée en travers de la gorge des démocrates et progressistes algériens, surtout les Kabyles qui se sont sentis trahis par l’un des leurs –, c’est le problème de l’identité nationale, au travers de la (les) langue(s), qui demeure encore posé en Algérie.
Berbère arabophone ouvert sur l’universel, libre penseur, engagé dans la cité – donc reflétant les contradictions de cette cité en mouvement, en devenir –, Tahar Ouettar ne pouvait (et ne voulait) être un ersatz d’intellectuel organique, selon la définition de Gramsci, au service d’un pouvoir, quel qu’il soit. Peut-être le fut-il, à son corps défendant. Ses références ? Al Moutannabi, Al Jjahiz, Gorki, Lorca, entre autres écrivains de la même veine qui appartiennent à l’humanité. Des choix qui indiquent combien ce romancier algérien majeur ne saurait être réduit à une querelle de boutiquiers politiques, quand bien même il aurait, lui, contribué – farceur sérieux et provocateur rigolard –, à ce qu’il en soit ainsi. Dans L’As, Ouettar reprend un dicton populaire algérien : « Ne reste dans l’oued que ses pierres. »
De pierres, Ouettar en a laissé beaucoup. Y compris dans les souliers de quelques-uns…