Algérie Parti de presque rien, cet entrepreneur, deuxième contribuable du budget après la Sonatrach, a construit un vaste conglomérat industriel, qui vient de s’ouvrir à la gouvernance moderne des entreprises. Et il ne compte pas en rester là.
Cadres, employés et ouvriers lui donnent spontanément du « Monsieur le Président », mettant d’eux-mêmes une distance entre le chef, ses collaborateurs et employés (qu’il insiste pour appeler aussi « mes collaborateurs »). Marque de respect et de déférence mais aussi, sans aucun doute, d’admiration pour ce bâtisseur qui, à la force du poignet, a monté de toutes pièces un groupe industriel privé, diversifié, aujourd’hui en pleine évolution. En termes de chiffre d’affaires, d’emplois créés, d’investissements et de contribution au budget de l’État, le groupe Cevital se classe loin devant ses pairs, immédiatement derrière Sonatrach, la compagnie publique qui gère depuis l’indépendance les hydrocarbures. Les codes hiérarchiques et sociaux, qui continuent à être prégnants en Algérie, n’arrêtent pas Issad Rebrab. En tournée dans ses usines, sa main est constamment tendue pour en serrer d’autres. Il donne l’accolade aux uns, embrasse les autres sur les joues. Il joue à fond la proximité, cultive le contact direct sans familiarité, tout en restant dans son rôle à la tête du groupe qu’il a créé en 1998.
Né il y a 66 ans dans une famille modeste du petit village de Taguemount-Azouz, dans la commune de Beni-Douala, près de Tizi-Ouzou, cet homme de terrain au regard bleu-gris, à la voix douce et au geste ample, est un self-made man que la philosophie anglo-saxonne de la réussite et de l’efficacité inspire plus que toutes autres. « Il n’y a rien que j’aime plus que l’idée de rebondir après un échec, qui imprègne la société américaine », dit-il. Il était récemment parmi les invités à Washington du président américain Barack Obama, qui voulait établir – ou rétablir – le contact avec des opérateurs du monde musulman, dans le sillage de son discours du Caire.
Devenu le premier employeur privé en Algérie, où son nom est associé à la production de plusieurs denrées de base : huile, sucre, margarine, eaux minérales, jus de fruits, et de produits industriels durables de grande consommation : automobiles, téléviseurs, réfrigérateurs, machines à laver, climatiseurs, etc., Issad Rebrab reste cependant un grand timide, ne voulant surtout pas se laisser submerger par la notoriété. Il continue à creuser son sillon en multipliant les réalisations et n’est jamais à court de projets. De 1999 à 2008, le groupe Cevital a ainsi réinvesti 40 % de ses bénéfices (soit 92 milliards de dinars algériens), 59 autres pour cent allant comme contribution au budget de l’État (139 milliards de dinars) et n’en distribuant qu’un maigre 1 % à ses actionnaires (3 milliards de dinars). Une performance rarissime dans le monde industriel, où les groupes se font et se défont en Bourse au rythme des appétits des actionnaires. Il est vrai que Cevital, qui n’est pas coté en Bourse, n’a rien à craindre de ce côté-là. Son capital est verrouillé, son actionnariat familial pour l’essentiel. Mais, promet Issad Rebrab, « lorsque le temps de la Bourse viendra, nous nous adresserons au marché financier ». Prudemment, en introduisant, par exemple, une partie du capital d’une ou de plusieurs filiales.
Cap 2015
La prudence est une des qualités de ce meneur d’hommes, qu’il a sans doute héritée de ses ancêtres montagnards industrieux. Cevital qui pesait, en 2009, plus de deux milliards de dollars de chiffre d’affaires, avec 12 000 salariés, compte plus que doubler son chiffre d’affaires en 2015, à 5 milliards de dollars, avec 25 000 salariés. Issad Rebrab évite de parler de sa retraite, même s’il a pris de la hauteur en confiant la gestion directe de son groupe à l’un de ses enfants et à des managers de confiance. Il rêve de créer à Cap Djinet, sur la côte algéroise, à 65 km à l’est d’Alger, une vaste zone industrielle adossée à un port en eau profonde. Elle comprendrait un pôle d’activités industrielles dans la pétrochimie, la sidérurgie, les constructions navales, l’aluminium et la construction automobile. À la clé, un investissement de quelque 20 milliards de dollars – qu’il compte faire en partenariat avec des groupes industriels et des banques internationales –, 100 000 emplois directs et un million d’emplois indirects dans des PME qui viendraient s’y installer. Son rêve a un nom : « Cap 2015 ». Mais les autorisations pour lancer ce méga-projet lui font pour l’instant défaut. À son grand regret, l’Algérie, qui a concédé l’exploitation de certains de ses ports à des opérateurs étrangers, n’envisage pas pour l’instant d’autoriser la création de ports privés. Or, sans de nouveaux dégagements portuaires vers la mer qui soulageraient des ports nationaux totalement engorgés, il serait difficile de rentabiliser les activités industrielles destinées en partie à l’exportation.
Dans ses unités de production, l’industriel algérien se comporte d’abord comme un contrôleur attentif à la discipline des chaînes, censeur du moindre défaut d’organisation, pourfendeur de la plus petite négligence. « Il commence toujours par regarder si le sol est propre pour s’assurer de la bonne tenue de l’unité », confie un de ses collaborateurs qui a appris à bien connaître ses réflexes de chef. « Il a l’œil à tout, rien ne lui échappe, c’est l’œil du maître », poursuit-il, tandis que le « patron », discrètement, tire à l’écart un jeune ingénieur pour le mettre sur le grill concernant la marche du laboratoire de contrôle de qualité des huiles. Financier de formation, Issad Rebrab ne jongle pas seulement avec les chiffres. Il a aussi acquis, pendant ses longues années d’expérience, une connaissance intime des process et des produits qu’il met sur le marché. C’est son côté curieux de tout, boulimique de nouvelles connaissances, bourreau de travail. Il est aussi à l’aise dans une discussion d’experts sur le raffinage des huiles ou du sucre, les puces électroniques, la composition des écrans de télévision, la luminosité du verre plat, que dans une controverse sur le rôle d’un notaire ou d’un commissaire aux comptes. Il a le dernier mot dans le choix des équipements et joue parfois même le rôle d’intégrateur de technologies venues de pays différents, choisies pour leurs performances.
Exporter vers l’Europe
Près d’Alger, le complexe de verre plat de Larbâa utilise un procédé chinois, mais les équipements viennent d’horizons divers. Ils ont été testés et montés par de jeunes ingénieurs algériens. La première ligne, opérationnelle depuis 2007, produit 600 tonnes par jour selon des normes plus exigeantes que les normes standard européennes, affirme Khaled Bouali, manager de Mediterranean Float Glass (MFG), filiale du groupe. Trente pour cent de sa production sont destinés à la couverture des besoins domestiques et 70 % à l’exportation vers l’Europe. Quatre autres lignes de production sont programmées, une en 2010, et les trois autres à l’horizon 2015. Avec une production de plus d’un million de tonnes par an, MFG figurera alors parmi le top ten des producteurs mondiaux de verre plat.
À Béjaïa, sur la côte est, berceau de Cevital, les raffineries d’huiles végétales (570 000 tonnes/an) et de sucre (1,8 millions de tonnes depuis janvier 2010, ce qui en fait la plus grande au monde en termes de capacité) ainsi que l’usine de margarine et de graisses végétales (180 000 tonnes/an) utilisent aussi le dernier cri de la technologie. Il en est de même de Samha, la filiale ultramoderne de Cevital, qui produit à Sétif, sous marque Samsung, des climatiseurs, machines à laver, réfrigérateurs et téléviseurs CRT & LCD. « Dans notre stratégie, nous privilégions toujours le dernier cri de la technologie. Nous voulons tirer profit de cet avantage comparatif pour être compétitifs sur les marchés extérieurs face à des concurrents dont les équipements sont le plus souvent obsolètes », explique Issad Rebrab. Il a aussi établi une règle intangible : toutes les unités du groupe doivent disposer d’excédents exportables. Et faire ainsi passer l’Algérie de la situation d’importateur et celle d’exportateur dans ces produits. Il s’inscrit ainsi dans une politique nationale consistant à développer les exportations hors hydrocarbures – encore fort réduites – pour préparer « l’après-pétrole ».
Pour un état régulateur
Les secrets de sa réussite résident d’abord dans le sens inné des opportunités que développe ce stratège des affaires, que rien ne prédestinait au rôle de capitaine d’industrie. Il n’a pas son pareil pour déchiffrer les évolutions en cours, dégager un créneau porteur et s’y insérer en apportant sa valeur ajoutée. Opportuniste ? Sans doute. Mais au sens où tout entrepreneur l’est d’instinct, en prenant des risques. Il y a en lui du Jack Welch, l’ancien patron charismatique de General Electric, seul conglomérat international qui s’est développé en refusant de subir la mode managériale du moment.
L’aventure commence pour Issad Rebrab lorsqu’il décide, en 1968, d’abandonner l’enseignement des finances et de la comptabilité pour créer son cabinet d’expert-comptable. Ce sera son observatoire de l’économie algérienne en construction et du secteur public en pleine expansion alors. Il fait ses premiers pas dans le monde industriel – un peu comme le premier homme sur la Lune – en s’associant, à sa demande, à un privé dans une petite entreprise de métallurgie. Il peut alors commencer à faire patiemment sa pelote, sans jamais l’abandonner. Même en 1994, lorsque son usine sidérurgique de Larbâa est détruite par un attentat qui le visait personnellement comme employeur dans une zone qui était alors un vivier du terrorisme, prospérant sur le chômage et la misère sociale des plus jeunes. Il consulte beaucoup, mais assume seul ses choix et leurs conséquences. « Et lorsqu’on échoue, on doit pouvoir rebondir », martèle cet adepte de la « seconde chance » à l’américaine.
Si on le dit proche des cercles de décision – mais quel entrepreneur de cette envergure peut se passer d’un tel lobbying ? –, il se défend de faire de la politique, encore moins d’y aspirer un jour. « Ce n’est pas pour moi », coupe-t-il court. En 2004, il quitte même la vice-présidence du Forum des chefs d’entreprises (FCE), la plus importante des organisations patronales algériennes, pour manifester sa désapprobation du mélange des genres entre le monde des affaires et celui de la politique, sans manifester publiquement de préférence pour aucun des candidats en lice. « Si je ne m’étais pas investi dans les affaires, j’aurais peut-être fait de la politique, mais ce qui m’intéresse au premier chef, c’est de créer des entreprises en Algérie et d’offir des emplois aux Algériens », résume-t-il. L’idéal, estime-t-il, est que l’État, comme aux États-Unis, fixe les règles du jeu et veille à leur respect, sans jamais interférer dans leur application, sauf à les changer si le besoin s’en fait sentir.
Assurer la pérennité du groupe
Son credo de chef d’entreprise ? « Tout ce qui n’est pas interdit doit être autorisé. » Une philosophie qui, malgré les apparences, n’a rien d’ultralibéral, mais qui proclame son aversion pour la bureaucratie. Propriétaire de l’un des journaux les plus lus en Algérie, Liberté – qu’il vient de s’installer dans un nouveau siège –, Issad Rebrab se défend aussi d’en influencer la ligne éditoriale. « Le cadre général a été fixé dès le départ : défense de la République et des libertés, défense de la justice et de la démocratie, promotion de la modernité, refus de l’atteinte à la dignité des personnes et, pour le reste, les journalistes sont libres de leurs écrits. »
Issad Rebrab, qui a une conception très moderne de la gestion de son groupe, a ouvert en octobre son conseil d’administration à six administrateurs indépendants siégeant à parité avec les actionnaires familiaux. Ils ont été choisis pour leurs compétences parmi le gotha des gestionnaires qui ont réussi en Algérie et/ou à l’international. On y croise un consultant en management, le directeur de la filiale d’une banque allemande, le directeur général d’une entreprise, le directeur général du Centre algérien des affaires et un consultant canadien en stratégie d’entreprise. Dans l’esprit du patron de Cevital, il s’agit d’abord d’assurer la pérennité du groupe, qui a connu une croissance à deux chiffres ces dix dernières années et une large diversification, de consolider cette croissance dans la durée et d’assumer sa part de responsabilité sociale vis-à-vis de ses 12 000 salariés d’aujourd’hui.
Du fait des problèmes complexes liés à la transmission du patrimoine (droits de succession, éparpillement du patrimoine entre héritiers, carences de gestion, etc.), les entreprises familiales, souvent guettées par les prédateurs, passent souvent mal le cap des générations. Dans les pays européens, une entreprise familiale sur dix à peine est transmise intacte à la quatrième génération. L’ancien patron des patrons français, Yvon Guettaz, s’est fait le porte-parole auprès des autorités de ces chefs d’entreprise aux abois qui, parvenus à l’âge de la retraite, craignent par-dessus tout d’avoir à démanteler leur entreprise pour s’acquitter des droits de succession.
Issad Rebrab a aussi décidé, au sein de Cevital, de séparer les fonctions opérationnelles des fonctions de contrôle, qu’il assume désormais en tant que président non exécutif du conseil d’administration du groupe, en ayant délégué aux directeurs opérationnels des pouvoirs étendus chacun dans son unité. Trois comités spécialisés ont aussi été institués au sein du conseil d’administration pour animer le groupe : un comité d’audit, dont la présidence a été confiée à un administrateur externe ; un comité des ressources humaines et des rémunérations, chargé de la gestion des talents et des carrières et de la fixation des rémunérations des cadres supérieurs du groupe et, enfin, un comité stratégique chargé de fixer le cap, d’identifier les nouveaux projets et de veiller à leur maturation. Issad Rebrab, qui est à la tête de ce comité, reste le président non exécutif de Cevital après avoir passé la main à un de ses cinq enfants, Malik, nommé directeur général exécutif du groupe. L’entreprise est désormais organisée en cinq pôles d’activité : agro-industrie, industrie primaire, services et manufacture, construction et distribution.
Seul partenaire africain de Desertec
L’avenir ? « Ce ne sont pas les projets qui manquent », répond sans ambages le patron de Cevital, dont le volontarisme et la boulimie entrepreunariales ne sont jamais pris en défaut. En regrettant que des entraves bureaucratiques, dont il s’explique mal les motivations, concourent à retarder ses nombreux projets. Il croit fermement à l’énergie solaire inépuisable et propre, en ces temps où les préoccupations environnementales sont devenues pressantes. Cevital a déjà une expérience dans la production d’électricité alternative à travers ses deux unités de cogénération de Béjaia (2 x 25 MW) et une autre à Larbâa (17 MW). Il est pour l’instant le seul partenaire africain de l’initiative Desertec, qui, avec une dizaine de grands groupes industriels allemands et espagnols, envisage de couvrir la ceinture ensoleillée d’Afrique du Nord de « cheminées solaires » capables de fournir la totalité des besoins en énergie électrique de l’Europe et du Maghreb. Soit plusieurs dizaines de GW. Parmi les investissements à terme du groupe, figurent aussi la création de cinq plates-formes logistiques pour la grande distribution, 120 centres commerciaux et malls (avec hypermarchés et galeries marchandes) et 130 supermarchés.
La liste des projets soumis à l’Agence nationale des investissements (Andi), est tout aussi impressionnante : unité de trituration de graines oléagineuses de 3 millions de tonnes/an, complexe d’aluminium (1,5 MT/an), complexe pétrochimique (propylène, polypropylène), complexe sidérurgique (5 MT/an), unité de production de semences de pommes de terre, trois cimenteries, complexe de production de carbone de soude (pour le complexe de verre plat), complexe de production de glucose, fructose et acide citrique…
Mais le cash flow du groupe suffira-t-il pour couvrir ce champ immense d’investissements ? Jusque-là, le groupe a compté sur ses propres forces pour se développer en réinvestissant pratiquement tous ses bénéfices dans ses projets et en limitant à presque rien son endettement, au vu de la valeur de ses actifs. « Mais nous avons aussi notre crédibilité pour attirer des partenaires d’envergure », ajoute Issad Rebrab. Une banque européenne lui aurait ainsi offert un prêt de 500 millions d’euros en risk corporate sur sa simple signature. Et il y a aussi le marché financier en cas de besoin. Mais cela est une autre aventure.