Perspective Le phénomène est connu, mais encore peu étudié : le commerce entre l’Asie et l’Afrique s’est considérablement développé ces dernières années, mais est-il de nature à enclencher une accélération du développement économique ? (1).
Le poids de la Chine
C’est la Chine qui occupe, de très loin, la part la plus déterminante dans l’essor de ces relations. Elle a signé en 2009 pour quelque 100 milliards de dollars de contrats commerciaux avec l’Afrique (soit dix fois plus qu’une décennie plus tôt). Bien que très difficilement calculable, le stock total des investissements directs chinois en Afrique pourrait aujourd’hui excéder les 120 milliards de dollars. Le continent africain représente désormais près d’un tiers des approvisionnements en hydrocarbures de la Chine (l’Angola ayant récemment détrôné l’Arabie Saoudite comme premier fournisseur). Les banques chinoises entrent en force dans le capital des établissements bancaires africains, y compris et surtout en Afrique du Sud.
C’est en fait l’ensemble des flux d’échanges commerciaux entre l’Afrique et l’Asie qui a explosé. Avec pour résultat, entre autres exemples, que les exportations du Burkina Faso à destination des pays asiatiques (au premier rang desquels figure évidemment la Chine) dépassaient la moitié des exportations totales du pays au milieu de la décennie 2000-2010. Par-delà les différences locales et les variations annuelles, le fait marquant est que les économies de l’Asie en général, et celle de la Chine en particulier, sont devenues pour l’Afrique des partenaires commerciaux importants.
Cette pénétration soulève, on le sait, beaucoup de critiques – parfois fondées, souvent pas du tout – au Nord, mais aussi en Afrique même. Dans les pays industrialisés du Nord, les condamnations les plus virulentes proviennent de représentants des classes dominantes, que l’on entend crier au « péril jaune ». Pourtant, force est de constater que l’une des conséquences de cette montée en puissance de l’Asie a été, imperceptiblement, de contraindre l’Union européenne à atténuer le ton hautain sur lequel elle avait pris depuis des lustres l’habitude de s’adresser aux Africains (à défaut de modifier effectivement ses comportements à leur égard). En Afrique, ce sont souvent des commerçants ou des intermédiaires influents qui font campagne contre les Asiatiques. Mais il semble qu’une grande partie des élites comme aussi une très large majorité des couches populaires y trouvent des avantages.
Chance à saisir
En dépit de problèmes multiples et réels, qu’il faudra savoir surmonter par l’utilisation bien pensée d’outils de politique économique à la disposition des États, globalement, ces nouvelles relations constituent une chance à saisir pour l’Afrique. Il est même assez vraisemblable que le redressement du taux de croissance économique des pays africains de 2000 à 2007 (jusqu’à l’éclatement de la crise financière) soit positivement corrélé au dynamisme observé de leurs échanges avec l’Asie sur la période. Les effets positifs de ces derniers passent par différents canaux : l’essor du commerce en volume, mais aussi en valeur (car la demande asiatique fait monter les prix des marchandises exportées) ; la construction d’infrastructures (une part des échanges comportant un élément ressources naturelles contre travaux publics) ; des allégements de dettes (les crédits chinois étant fréquemment consentis à des taux d’intérêt très faibles)…
Cela est bénéfique à l’Afrique, qui peut disposer de routes bitumées (du Caire au Cap), de ponts, de chemins de fer, d’équipements portuaires… La mise en concurrence des pays clients contribue aussi à orienter les prix des produits exportés à la hausse sur les marchés mondiaux, tandis que l’emploi de ressources rares pour satisfaire des besoins de consommation devient possible. Et ces échanges sont également intéressants pour la Chine. Celle-ci accède à des ressources stratégiques pour soutenir son développement accéléré, à commencer par le pétrole (Angola, Nigeria, Algérie), des minerais et métaux rares (République démocratique du Congo)… Elle trouve de plus une opportunité d’embaucher une partie de sa main-d’œuvre excédentaire, en l’exportant. Elle peut conserver ses réserves en devises pour les affecter à d’autres usages – hélas encore trop souvent à l’achat de titres de la dette étasunienne… Au total, une atténuation des liens de dépendance des pays du Sud vis-à-vis du Nord peut avoir sur eux des effets dynamisants et multiformes.
Un système à « moraliser »
Pour autant, ces échanges entre l’Afrique et l’Asie peuvent-ils être « équitables » ? Nous savons que l’économie dominante, dans ses versions académique (théorie des « avantages comparatifs ») ou vulgaire (apologie du libre-échange), considère l’échange comme égal entre partenaires égaux, lesquels tireraient toujours profit d’un commerce libéralisé tenu pour un « jeu à somme positive ». Les modèles économiques dits « néo-classiques », servant de fondement aux recommandations de politiques néo-libérales des organisations internationales et de la plupart des gouvernements actuels, débouchent presque tous sur des conclusions favorables au libre-échange.
Or le fonctionnement de la sphère de la circulation marchande, dans le système mondial capitaliste réellement existant, a démontré sans ambiguïté depuis maintenant plus de cinq siècles qu’interviennent de manière tout à fait décisive des rapports de force et de domination entremêlés (entre pays, entre classes, entre « races »…). Ce que les économistes « hétérodoxes » ont traduit par les théories de l’échange inégal, de la dépendance, de la détérioration des termes de l’échange… En clair, l’accroissement des échanges ne signifie pas en soi le développement. D’ailleurs, les exemples ne manquent pas de relations économiques internationales défavorables au Sud.
Parler de commerce « équitable » est devenu à la mode – et c’est un créneau aux profits juteux. Il s’agirait d’introduire de l’« éthique » dans les relations commerciales, ce qui revient en un sens à reconnaître en creux que le commerce tel qu’il est dans le système mondial capitaliste n’est pas équitable – et même que l’échange est inégal… Il faudrait pour certains « moraliser » le capitalisme, ce qui sous-entend aussitôt que ce que l’on présente comme ce système économique, supposé être le meilleur et sans alternative, serait en fait… immoral !
Industrialisation auto-centrée
L’une des solutions aux déséquilibres Nord-Sud pourrait passer par l’expansion des échanges Sud-Sud, dont les marges de progression sont énormes, aux niveaux commercial, financier, énergétique, technologique, scientifique… Cela serait un facteur de rééquilibrage à la condition que ce commerce Sud-Sud soit débarrassé des maux caractérisant les relations Nord-Sud. Il ne semble pas en effet acceptable qu’une économie du Sud se comporte à l’égard d’un autre pays du Sud en puissance dominante (néo ou sous- « impérialiste »), ni qu’elle exerce sur lui des pressions à la dépossession des ressources naturelles et à la destruction de l’environnement.
L’essor des échanges commerciaux peut certainement doper le taux de croissance économique d’un pays du Sud, mais ne signifie pas nécessairement en soi l’enclenchement d’un développement socio-économique, qui est un processus autrement complexe. Pour l’Afrique d’aujourd’hui, rien ne saurait en fait remplacer le renforcement des formations sociales agraires et le soutien volontariste des productions agricoles locales vivrières – même s’il est évident que les importations de biens asiatiques permettent aux peuples africains de mieux vivre en consommant plus, voire de surmonter des crises alimentaires. Une fois la révolution agricole accomplie (par des réformes agraires, si nécessaire), l’impulsion pourrait être donnée à une industrialisation auto-centrée et, lorsque cela est possible, à certains secteurs des services à plus forte valeur ajoutée.
(1) Voir en particulier
Afrique Asie de juin 2008.