Depuis cinquante ans, les projets échafaudés pour jeter les bases d’un marché commun maghrébin se sont fracassés sur l’obstacle politique. Les handicaps peuvent encore être surmontés, mais le chemin à faire reste long.
Un marché de cent millions d’habitants est une condition nécessaire pour envisager, à l’ère de la mondialisation des économies nationales, de l’intégration régionale et des économies d’échelle, la création d’un ensemble apte à relever le défi des blocs qui se constituent à travers le monde. Mais est-il une condition suffisante ? Oui, insistent les opérateurs internationaux, en particulier européens, en réclamant plus d’ouverture, moins de taxes et de charges, moins de contrôles et moins d’État pour venir s’installer sans entraves sur ce marché élargi. Non, concluent les experts maghrébins, qui attendent de l’intégration du Maghreb l’établissement d’un ensemble économique indépendant au sud de la Méditerranée, non un vivier de main-d’œuvre à bon marché, un réservoir de matières premières et un déversoir de produits industriels du nord de la Méditerranée.
Stagnation
C’est cette double vision du Maghreb dans ses rapports avec l’économie mondiale, et avec ses voisins proches en particulier, qui explique que, un demi-siècle après les indépendances, le projet économique maghrébin n’a pas avancé au rythme qui était souhaité. Malgré la proclamation de l’Union du Maghreb arabe (Uma) il y a vingt et un à Marrakech, on a assisté ces dernières années à une stagnation qui a favorisé l’éclosion de projets alternatifs tournés vers l’Europe. La Tunisie, l’Algérie et le Maroc ont ainsi négocié chacun pour son compte des accords d’association avec l’Union européenne (UE) dont les bilans restent à faire. Rabat a obtenu le statut de membre avancé, qui lui accorde les mêmes droits (fiscalité, droits de douane, etc.) que les membres européens de l’Union, mais en l’excluant des délibérations d’ordre politique. Tunis progresse activement vers ce même statut en accélérant la mise à niveau de ses entreprises. Alger, à contre-courant de ses voisins, veut remettre à plat un accord négocié dans l’urgence, sous la contrainte d’une situation sécuritaire tragique, dont elle voulait sortir au plus vite pour reprendre sa place dans le concert international.
À l’expérience, l’accord Algérie-UE s’est révélé très déséquilibré, favorisant les entreprises européennes par rapport à leurs homologues algériennes. En quelques années, à la faveur d’une ouverture commerciale sans frein, une « économie de casino » s’est ainsi installée en Algérie, bénéficiant largement à l’importation et au marché informel. Elle s’est traduite par une explosion des importations, qui ont atteint 40 milliards de dollars en 2008. Personne ne doute désormais qu’une négociation à trois face à l’UE aurait permis, en améliorant le rapport de force des Maghrébins, d’accroître les dividendes que chacun d’entre eux était en droit d’attendre de ce rapprochement. Ce dernier bénéficie actuellement plus à l’UE qu’au Maghreb.
La Banque mondiale et l’Union pour la Méditerranée (UPM) partagent la même vision libérale du rapprochement UE-Maghreb. Elles préconisent d’évoluer vers une vaste zone de libre-échange entre les deux rives de la mare nostrum. Constatant que l’UE est la principale zone d’importation du Maghreb et la destination principale de ses exportations (65 % des échanges du Maghreb se font avec l’UE), la Banque mondiale estime que la création d’une zone commerciale ouverte commune se traduirait par des gains substantiels pour les deux ensembles. Rien n’est moins sûr pourtant. En effet, autant l’UE est attentive aux avantages de toute nature qu’elle peut obtenir des Maghrébins pour ses industries, autant elle reste intransigeante s’agissant des avantages réciproques qu’elle serait prête à leur consentir.
Seuls les produits industriels délocalisés – qui, par définition ne sont pas destinés à être écoulés sur les marchés locaux – trouvent grâce à ses yeux. Les produits agricoles éprouvent les pires difficultés pour se frayer un chemin sur le marché européen. Ils sont au mieux soumis à des quotas, au pire, interdits d’entrée pour préserver les producteurs européens. Sans parler de la libre circulation des hommes, qui est allée de restriction en restriction. Malgré les accords de « régulation » des flux de travailleurs conclus avec Paris ou Bruxelles, elle reste un point noir de la coopération UE-Maghreb.
L’entrée en lice depuis deux ans des patrons maghrébins semble devoir faire avancer le projet économique du Maghreb. Ils veulent surmonter les obstacles politiques en se plaçant résolument sur le terrain de l’économique. La création de l’Union maghrébine des entrepreneurs (UME) a marqué un temps fort de cette stratégie. C’est un cadre de concertation entre opérateurs qui, s’ils ne partagent pas la même vision des rapports de leur pays avec l’UE et le reste du monde, restent néanmoins convaincus que l’intégration maghrébine serait un précieux acquis. L’UME s’emploie dans un premier temps à déminer l’environnement économique des entreprises. Elle préconise l’ouverture progressive des frontières et le renforcement des partenariats sectoriels dans le bâtiment, les travaux publics, les technologies de l’information et de la communication, l’énergie, etc. Certains plaident pour la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens, ainsi que la création, à plus long terme sans doute, d’une place financière maghrébine cotant les entreprises communes à capitaux mixtes.
Manque à gagner
L’Algérie qui s’avance vers sa ré-industrialisation avec la création de « champions nationaux », pourrait ainsi ouvrir la voie à celle de « champions maghrébins » dans l’automobile, la pharmacie, l’agroalimentaire, les engrais et la pétrochimie, le textile, la sidérurgie, etc. Dans les années 1970-1980, Alger s’était engagée dans cette direction en arbitrant politiquement en faveur de lourds investissements à très long terme dans deux gazoducs traversant la Tunisie et le Maroc pour approvisionner l’Italie et l’Espagne.
Les opportunités nouvelles de partenariat ne sont pas rares. De nombreux opérateurs maghrébins seraient ainsi prêts à fusionner leurs entreprises dans le cadre de projets stratégiques. Un seul bémol tempère leur optimisme : l’attitude de l’UE, qui n’a aucun intérêt à voir se constituer sur son flanc sud un ensemble économique et industriel intégré, relié vers l’est aux autres pays arabes, et qui deviendrait rapidement un concurrent sérieux sur les marchés subsahariens.
Le Fonds monétaire International a chiffré le coût du « non-Maghreb ». Soit un manque à gagner de deux à trois points de croissance par an pour chacun des pays concernés, et des dizaines de milliers d’emplois non créés sur des marchés connaissant un fort taux de chômage. Mais cette approche libérale fait fi d’une réalité sociale : le Maghreb n’est pas seulement un marché qu’il faut ouvrir à l’industrie européenne ; il recèle aussi des richesses humaines et naturelles et dispose d’un potentiel de développement qui lui permettrait de se constituer en un ensemble émergent. Devenant ainsi un « Tigre maghrébin », pour peu que ses politiques le décident et y travaillent.