Une analyse de la personnalité complexe, presque double, du colonel Mouammar Kadhafi conduit à se poser la question de l’avenir de son pays.
Les deux premières décades du régime de Kadhafi ont apporté des bénéfices à la société libyenne, mais ceux-ci ont été rapidement balayés par un culte démagogique du chef et par le tribalisme.
Selon l’Index des Nations unies sur le développement 2010 qui prend en compte la santé, l’éducation et les revenus, la Libye se place à la 53ème place mondiale et en tête de l’Afrique. Ce qui était un pays majoritairement rural et arriéré lorsque le roi fut renversé, il y a quarante deux ans, est, aujourd’hui, doté d’une économie moderne et d’un haut niveau de lettrisme. C’est sur cette simple donnée que Kadhafi fonde son argument principal pour revendiquer la légitimité historique de son régime.
Aujourd’hui, le débat populaire sur la Libye est divisé : les uns mettent en avant la solidarité avec un peuple opprimé, les autres sont opposés à une nouvelle guerre occidentale. Alors que la coalition venait d’imposer une zone d’exclusion aérienne sur la Libye, le New York Times publiait une tribune du professeur libyen de Sciences politiques au collège de la Côté ouest. Ali Ahmida divisait le régime de Kadhafi en deux périodes, chacune symbolisant les deux éléments du débat actuel.
Dans sa première décade, écrit-il, la révolution a apporté de nombreux bénéfices aux Libyens ordinaires : lutte intense contre l’analphabétisme, soins médicaux gratuits, éducation et amélioration des conditions de vie. Les femmes, en particulier, bénéficièrent du progrès en devenant ministres, ambassadeurs, pilotes, juges et médecins. Le gouvernement bénéficiait d’un large soutien des classes populaires et moyennes. L’autre côté de la pièce fut un régime démagogique qui se reput de rituels du culte du héros et s’engagea cyniquement dans la violence.
Confronté à des coups d’État successifs, le régime s’entoura de forces de sécurité recrutées chez les amis et les alliés fiables du centre et du sud de la Libye, une évolution qui transforma petit à petit un gouvernement national en une administration.
Ma première impression de Kadhafi me fut donnée par la lecture d’un incident, il y a plusieurs dizaines d’années, dans un mémoire de Muhammad Haykal, le célèbre secrétaire à l’information de Nasser. Haykal rapportait une conversation entre le Premier ministre chinois en visite, Zhou Enlaï, et Nasser, pendant une réception officielle. Montrant du doigt un jeune homme en uniforme, Zou Enlaï demanda :
— Qui est-ce ? ».
— Pourquoi ? répondit Nasser, c’est le colonel Kadhafi qui vient juste de renverser la monarchie en Libye. Pourquoi posez-vous la question ?
Il est difficile d’oublier la réponse de Zhou Enlaï : « Eh bien, il vient juste de venir me voir et de me demander combien cela coûterait d’acheter une bombe atomique !
Cette anecdote résume le caractère erratique bien connu de Kadhafi. Pas de repos pour le révolutionnaire. Kadhafi se voyait comme un combattant anti-impérialiste, et c’est comme ça que la marque Kadhafi a été vendue sur le continent africain. Dans la pratique, cependant, le régime Kadhafi soutenait quiconque voulait rendre hommage à son leadership. Les bénéficiaires de ses largesses formaient une liste hétéroclite : de l’Armée nationale de résistance ougandaise, dont il fut l’un des premiers financeurs, au Front uni révolutionnaire du Sierra Leone, mieux connu pour sa sauvagerie brutale – coupant le nez, les mains et les doigts des supporteurs autant que des opposants – aux groupes type mercenaires dont il fut souvent le seul bienfaiteur, tels que la Légion arabe, un groupe parapluie couvrant plusieurs milices nomades armées au Tchad et au Darfour.
Kadhafi se considérait comme le chef du « camp de la libération » en Afrique. Lorsque les Ougandais ont discuté, plusieurs années plus tard, pour savoir s’il fallait amender la Constitution et enlever la limitation de la présidence à deux mandats, Kadhafi est intervenu, sans hésitation, dans le débat. Il déclara : « Les Révolutionnaires ne se prennent pas la retraite ! ».
Le rapprochement de Kadhafi avec l’Occident s’effectua en 2003. Il fut accueilli à nouveau dans le giron des occidentaux en échange du démantèlement d’infrastructures nucléaires et de l’invitation des compagnies pétrolières américains, britanniques et italiennes, l’Occidental Petroleum, la BP et l’ENI, en Libye
En même temps que la face visible de la dictature évoluait d’une orientation anti-impérialiste à pro-occidentale, Kadhafi alla jusqu’à rejoindre la « guerre contre le terrorisme » dirigée par les Américains. Mais quand survint la crise et que ses nouveaux bienfaiteur se retournèrent contre lui, il n’avait plus d’arme nucléaire empêcher des représailles militaires, ou d’amis puissants pour le défendre au Conseil de sécurité.
S’il est sans doute trop tard pour que Kadhafi tire les leçons de tels développements, ce n’est pas le cas pour d’autres. C’est le cas des responsables nord-coréens des Affaires étrangères qui ont accusé les États-Unis d’avoir retiré la force militaire nucléaire à la Libye par des négociations, en prélude à l’invasion. Leur porte-parole a déclaré à l’agence officielle coréenne d’information que « la crise libyenne apprend à la communauté internationale une grave leçon. La vérité selon laquelle on doit être puissant pour défendre la paix a été confirmée une fois de plus. »
L’Ougandais Yoweri Museveni, l’un des plus fidèles alliés de l’Amérique en Afrique, tire une leçon similaire : « Je suis presque certain que de nombreux pays qui en sont capables, vont développer leur recherche militaire et, dans quelques dizaines d’années, nous aurons sans doute un monde plus armé. » Cette science des armes n’est pas magique. L’ironie est que l’invasion censée sauver la vie des civils en Libye finira probablement par une plus grande insécurité du monde. Mais qu’en est-il des vies civiles en Libye même ? Jusqu’à quel point l’intervention de l’Otan sera-t-elle efficace pour les sauver ?
Il y a, tout d’abord, le cas du grand maréchal de l’invasion de l’Otan, Sarkozy, qui, dans les derniers mois, s’est mis à ressembler à un homme cherchant une occasion de faire jouer ses muscles militaires, peu importe la raison. Sa première offre de « compétence française en matière de forces de sécurité », est survenue en janvier et c’était pour aider le président tunisien Zine El Abidine Ben Ali à contrôler les civils rebelles. Comme cela n’a rien donné, Sarkozy a changé son fusil d’épaule en un clin d’œil et offert la même compétence pour sauver les rebelles civils à Bengazi, en se plaçant à la tête de l’invasion menée par l’Otan.
Vue la hâte avec laquelle a été votée la résolution sur la zone d’exclusion aérienne au Conseil de sécurité, on peut se demander quelles preuves il y avait, en dehors de l’hyper-rhétorique sur un Kadhafi à vous glacer le sang, d’un génocide en cours ou de « crimes contre l’humanité » en Libye ?
La remarque peut-être la plus significative pendant le débat à l’Onu sur un vol d’exclusion aérienne, est venue de l’ambassadeur adjoint indien. Dans un discours approuvant la nomination par le Secrétaire général des Nations unies, d’un émissaire en Libye, Manjeev Singh Puri a regretté que la mission de ce dernier ait été court-circuitée par la Résolution 1973 : « Nous n’avons pas pu, jusqu’à présent, profiter de son rapport, voire même d’un rapport du Secrétaire ou de son appréciation. Cela nous aurait donné une analyse objective de la situation sur le terrain. Le Conseil a adopté, aujourd’hui, une résolution qui autorise des mesures d’une portée considérable aux termes du chapitre VII de la Charte des Nations unies, avec une information peu crédible sur la situation sur le terrain en Libye. »
Le but de l’intervention qui a suivi n’a pas été seulement de contrôler le ciel libyen pour sauver des civils au sol. Dans un mouvement coordonné de façon évidente, les Britanniques sont allés chercher le chef libyen en personne avec un missile de croisière, tandis que les Français ciblaient son armée et que les Américains réduisaient ses forces aériennes en mille morceaux. Les alliés de l’Otan, ensemble, se sont assurés que, quel que soit le régime mis en place après sa mission humanitaire en Libye, il ne disposerait plus de moyens crédible de défense nationale.
Pour le peuple de Libye, il ne peut y avoir de réparation rapide. Non seulement l‘État libyen post-invasion n’aura pas les moyens de défendre sa souveraineté vis à vis de l’extérieur, mais le gouvernement post-invasion devra reformer une société gravement divisée en construisant patiemment une coalition, si la société libyenne ne s’est pas trop désintégrée dans une guerre de type Afghanistan.
Ce travail nécessaire ne devra pas être militaire, mais politique. Pour qu’il se mette en place, la première condition est de mettre fin à l’invasion de l’Otan et de déclarer un cessez-le-feu.
*Mahmood Mamdani est professeur et directeur de l’Institut de recherche sociale à l’Université Makerere de Kampala, Ouganda