Dès que le régime de Ben Ali s’est effondré, une division des tâches s’est instaurée de fait entre les différentes factions du mouvement populaire et les élites économiques « mondialisées » du pays secrétées par l’ancien système.
Aux premiers, les controverses politiques sur la nature, la durée et les modalités de la phase transitoire sur lesquelles, par définition, le consensus est difficile à réaliser. Depuis la création d’une commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, deux légitimités sont entrées en concurrence : celle constitutionnelle du président intérimaire Fouad Mebazzaâ, et celle révolutionnaire des représentants de la « rue ». Si cet attelage résiste aux chocs, la Tunisie aura le 24 juillet une « Constituante », qui préparerait l’avènement d’une nouvelle République.
Aux seconds, à peine remis de leurs émotions et de la peur de tout perdre, mais profondément soulagés de ne plus avoir à payer leur dîme aux prédateurs de la famille Trabelsi, un discours « raisonnable et sage » sur le nécessaire retour à la stabilité en freinant notamment les revendications sociales, afin de réamorcer la croissance en berne.
Quel type de croissance pour le « day after » sur lequel tant de laissés pour compte tablent désormais pour retrouver un revenu, un statut social et leur dignité ? Rien de changé pour l’instant. Aucun débat ne semble s’amorcer sur le sujet. Tout ce qui est proposé, c’est la reconduction du « modèle » économique tant vanté sous Ben Ali. Il a généré une catégorie de relais locaux (pas toujours des entrepreneurs) au nom d’une « mondialisation heureuse », qui, dans les faits, a laissé sur le bord de la route une bonne partie de Tunisiens et causé en particulier le malheur de milliers de diplômés chômeurs, ferments de la révolution.
Tout se passe comme si cette couche sociale débarrassée du « cauchemar Ben Ali-Trabelsi », mais sans complexes, n’a plus qu’un seul projet en tête : consolider ses acquis et relancer ses affaires à l’ombre d’une deuxième République aussi libérale que la première. Ces hommes d’affaires, qui ne sont pas du tout portés sur l’autocritique, multiplient les conciliabules avec un message fort et clair : il est « impératif » que tous les acteurs politiques, économiques et sociaux se hissent à la hauteur de leurs responsabilités historiques, et redoublent d’effort pour rassurer les investisseurs étrangers et redonner confiance aux entrepreneurs locaux.
Que faire et comment faire pour favoriser une croissance riche en emplois – et en emplois qualifiés – alors que des milliers de jeunes tunisiens, profitant de la double aubaine du beau temps et des brèches béantes dans la sécurité des côtes, ont déjà voté en fuyant leur pays vers l’Europe, non pas en raison de l’insécurité, mais à la recherche d’un travail ? La question n’est pas posée pour l’instant.
Pour les nouvelles autorités, l’urgence du moment est de sauver une saison touristique qui s’annonce catastrophique. Outre les dégâts de la « révolution » : 40 % de réservations annulées, 15 000 emplois déjà supprimés, des recettes en devises en chute libre, le secteur, qui emploie de 400 000 à 500 000 personnes et pèse 7 % du PIB, doit absorber en août, au milieu de la haute saison, l’électrochoc du ramadan, un mois où l’activité connaît traditionnellement son plus bas régime de l’année. Les échéances extérieures de l’année 2011 risquent d’être douloureuses, mais le pays a encore de quoi tenir quelques mois, assure-t-on à Tunis.
L’Europe, la France en particulier, tarde à faire signe – autrement qu’en paroles. L’Union pour la Méditerranée (UPM) ayant été mise « KO debout » par les révoltes arabes, la Commission européenne s’est fendue d’un « Pacte pour la démocratie et la prospérité » pour lui servir de substitut. Elle le propose aux pays qui « s’engagent le plus rapidement dans les réformes », ce qui, à son sens, signifie : établir un rempart contre les flux migratoires, éviter la radicalisation politique et élargir les accords de libre-échange. On pense à l’adage arabe, «La Maison d’Ibn Luqmân est restée telle quelle, les chaînes sont encore là et le gardien n’a pas bougé ».