Les forces spéciales fidèles au « Guide » ainsi que sa garde rapprochée mènent des combats acharnés dans Tripoli. Le colonel Kadhafi a fait un troisième discours à la télévision libyenne, incohérent mais menaçant.
Le régime libyen, en perte de vitesse, condamné par la plupart de ses partenaires, est entré dans une longue agonie, synonyme de plus d’effusion de sang, plus de morts et plus de blessés. La révolte des libyens a déjà fait en dix jours plus de mille morts – et plusieurs milliers de blessés – selon un bilan certainement sous-évalué circulant aux Nations unies à New-York. Mais l’option « terre brûlée » annoncée par le « Guide de la Révolution » risque de multiplier ce décompte macabre par cinq, dix, vingt ou plus, estiment les Libyens de l’intérieur, qui appellent au secours dans des déclaration désespérées diffusées par les télévisions arabes Al Arabya et Al Jazeera.
Le colonel Kadhafi a parlé quelques minutes vendredi 25 février au soir, pour la troisième fois depuis le début de l’insurrection du haut d’un rempart dominant la « Place verte », une place symbolique de son régime dit de « l’Etat des masses » à Tripoli. Encadré par plusieurs gardes du corps, il était coiffé d’une « chapka » de tankiste et gesticulait frénétiquement à l’appui de propos qu’on avait peine à suivre. Devant lui, si l’on en croit son ancien ministre des Affaires étrangères et compagnon de route, Abderrahmane Chalgham, rallié aux protestataires, s’agitaient des « enfants des orphelinats, conduits de force sur la place ». Les images diffusées par la télévision publique, mauvaises, ne permettaient pas de distinguer s’il s’agissait d’adolescents ou d’adultes. Ils criaient des slogans inaudibles, parce que pris de loin et sans doute avec un matériel défectueux. Chalgham, qui a été pendant longtemps le porte-voix de Kadhafi à l’extérieur, s’est effondré en larmes aux Nations unies, lorsqu’il a justifié sa démission par cette phrase : « Kadhafi ne laisse plus d’autre choix au peuple libyen que de garder le pouvoir ou de l'anéantir ».
Dans une ambiance surréaliste, le « Guide de la Révolution », comme en proie à un délire de paranoïa, s’est écrié : « les Libyens m’aiment, les Arabes m’aiment, les Africains m’aiment, le monde entier m’aime, sinon je ne mériterais pas de vivre !! ». Ou encore : « Vous êtes les petits-enfants de ceux qui ont mis à genoux l’Italie, l’Occident. Vous êtes courageux, vous êtes les enfants du défi et de la dignité, vous faites face à des traîtres qui ont accepté l’humiliation d’être de nouveau colonisés. Nous allons nous battre et nous les vaincrons. S’il le faut, nous ouvrirons les dépôts d’armes pour armer le peuple. La vie sans dignité n’a aucune valeur, la vie sans drapeau vert (drapeau de « l’Etat des masses », par opposition à l’ancien drapeau national brandi par les protestataires) n’a aucune valeur. » Il a appelé ses partisans à se « préparer à défendre la Libye » ,en promettant de transformer Tripoli en « enfer de braises » devant ses opposants.
Il a aussi repris ses déclarations antérieures : «Je ne suis ni président, ni roi, je n’ai aucune fonction mais ce peuple m’aime. […] Si j’occupais de telles fonctions, je les jetterais à leur figure [les opposants, ndlr] et je m’en irais », a-t-il dit. Officiellement dans « l’Etat des masses », le pouvoir appartient aux « comités populaires » et le rôle du « Guide » – le sien – est d’ordre moral et éthique. Dans les faits, il exerce tous les pouvoirs à travers plusieurs institutions qui lui sont dévouées, certaines visibles et d’autres opaques, voire occultes.
La France, qui a durci sa position à l’égard de son ancien « client », est à l’origine d’une résolution présentée conjointement avec la Grande Bretagne, réclamant des sanctions contre la Libye et l’établissement éventuel d’une « zone d’exclusion aérienne », qui empêcherait les forces loyales à Kadhafi de bombarder les insurgés. Les Etats-Unis ont annoncé la suspension de toute activité diplomatique avec Tripoli et affirmé que, au vu de l’ampleur de la répression, « toutes les options restent ouvertes, y compris l’option militaire ». Cependant, selon des indiscrétions à Washington, ils préféreraient s’en remettre à la France et, surtout, à l’Italie qui ont en chargéela sécurité en Méditerranée au sein de l’OTAN, selon les stratèges du Pentagone. Un ancien agent de la CIA a cependant dit à une télévision américaine que personne ne pouvait « faire confiance à Berlusconi » pour « punir » le colonel Kadhafi avec lequel il entretient depuis longtemps des relations de connivence.
Hormis quelques bastions qui lui sont encore fidèles à Tripoli, le « Guide la Révolution » est donné par l’ensemble de ses partenaires comme ayant perdu la bataille et le pouvoir. Mais il ne le cédera pas sans s’être battu à mort contre ses adversaires, eux aussi déterminés, malgré le nombre sans cesse croissant de victimes. Son fils aîné, Seif el Islam, a prévenu clairement : « la famille Kadhafi se battra, vivra et mourra en Libye », a-t-il dit. Attendu vendredi 25 au soir par une quarantaine de journalistes convoyés à ses frais pour une conférence de presse sur la situation, il s’est débiné sans explication, laissant cependant filtrer qu'il était « prêt à négocier » avec les insurgés.
La « famille Kadhafi » est pour l’instant retranchée dans la caserne de la porte d’Al Azizia à Tripoli, sous la protection des « Kataeb », les forces spéciales commandées par l’un des sept garçons du « Guide », Khemaïs. Un autre de ses enfants, Moatassem, est chef du Conseil de sécurité nationale, et un troisième, Mohammed, a sous son contrôle le réseau national des télécommunications. La famille s’appuie aussi sur les mercenaires africains (Maliens, Tchadiens, Nigériens, Mauritaniens, Kenyans), soit un contingent d’une dizaine de milliers de soldats payés très cher sur une cagnotte spéciale. Soucieux, en premier lieu, de sauver leur peau pour pouvoir profiter de leur solde, ils ont semé la terreur ces derniers jours dans la région de Tripoli. A bords de véhicules tout-terrain ou postés en francs-tireurs, ils ont tiré sur tout ce qui bougeait, visant la tête et la poitrine de préférence, selon des témoignages rapportés par les médiés satellitaires arabes. La « bataille de Tripoli » n’est pas terminée mais les insurgés auraient déjà arraché plusieurs quartiers aux forces de Kadhafi.
D’autres défections d’importance ont été signalées dans la nuit de vendredi à samedi, notamment celle du général Abdessalam Hassi, chef des opérations des « Forces spéciales », la garde prétorienne de Kadhafi.
Le flux de réfugiés ne tarit pas aux frontières tunisienne et égyptienne. Il s’agit non seulement de travailleurs immigrés de ces deux pays fuyant les combats, mais aussi de ressortissants de plusieurs dizaines de nationalités différentes et de Libyens. Une trentaine de milliers ont franchi les frontières côté tunisien ces derniers jours. En attendant d’être rapatriés, ils vivent dans des tentes dressées par l’armée tunisienne et sont soignés par des équipes médicales du croissant rouge tunisien accourues sur les lieux.