Il a fallu quarante ans pour que la France officielle passe aux aveux : la torture pratiquée par les militaires était systématique pendant la guerre d’Algérie. Elle était couverte par le pouvoir civil, qui, tel Ponce Pilate, s’en lavait les mains, pourvu qu’elle fût « efficace ».
Ignorée, défendue, refoulée et enfin dénoncée, la torture a accompagné la guerre d’Algérie. Érigée en système, elle a été voulue et instaurée pour, disaient ses pratiquants et défenseurs, lutter efficacement contre le « terrorisme » du Front de libération nationale (FLN), notamment pendant la « Bataille d’Alger » en 1957-1958. Elle faisait partie de la panoplie de cette « guerre contre-révolutionnaire », dont la doctrine avait été élaborée par les officiers français en Indochine et qu’ils voulaient opposer à la « guerre révolutionnaire » des moudjahidine algériens, inspirée de la résistance vietnamienne. Quelques officiers de haut rang la personnifièrent plus que d’autres en Algérie : le général Jacques Massu, chef de la 10e région militaire, chargé par le gouverneur général Robert Lacoste des pouvoirs de police pour « mater la rébellion » ; le lieutenant-colonel Marcel Bigeard, patron des « paras » ; le colonel Paul Aussaresses, coordinateur des services de renseignements en 1957, qui, le premier, quarante ans après les faits, passa aux aveux, sans remords ni regret, dans un livre : Services spéciaux, Algérie 1955-1957. L’ouvrage fit scandale et Aussaresses fut condamné pour « complicité d’apologie de crime de guerre ».
Invoquée comme une « riposte nécessaire » aux attentats du FLN en zones urbaines, la torture a en réalité préexisté à la guerre d’Algérie. En 1951, trois ans avant le déclenchement de la guerre d’indépendance, un résistant français, Claude Bourdet, interpellait publiquement le gouvernement sur l’existence d’une « Gestapo algérienne ». Il dénonçait « le supplice de la baignoire, gonflage à l’eau par l’anus, courant électrique sur les muqueuses, les aisselles et la colonne vertébrale » pratiqué sur les Algériens, soulignant qu’avaient été réhabilitées en Algérie les méthodes de la sinistre police nazie. Il y reviendra en 1954 dans un nouvel article retentissant publié dans Le Nouvel Observateur : « Votre Gestapo algérienne ». Jean-Marie Le Pen, sous-lieutenant au premier régiment étranger de parachutistes (REP), député et futur président du Front national, l’évoque au Parlement pour la minimiser et tourner ses victimes en dérision. Il en donnera plus tard une définition fort lisse expliquant : « Il était procédé par des équipes spécialisées et supervisées par leurs chefs à des interrogatoires qui pouvaient aller jusqu’à l’imposition de douleurs physiques graduées, mais sans séquelles invalidantes, que le terroriste pouvait d’ailleurs faire cesser en donnant des renseignements. »
Pour mémoire, les techniques utilisées allaient de la « gégène » – branchement d’une batterie électrique sur les parties les plus sensibles du « suspect » qui se tord de douleur à chaque coup de pédale – à la « baignoire » – la tête plongée dans une baignoire d’eau sale jusqu’à suffocation –, en passant par « l’hélicoptère » – le « suspect », pieds et poings liés à un bâton, tourne suspendu au plafond – ou le lâchage de chiens affamés sur les présumés « fellaghas ». Sans parler du viol des femmes, des têtes écrabouillées dans un étau, des pieds brûlés et autres « raffinements ». Des prisonniers furent précipités dans le vide du haut d’un avion, d’autres enterrés dans le sable jusqu’au cou pour les faire avouer. Mais, pour Robert Lacoste, l’un des premiers à s’en laver les mains : « Ce n’est pas parce qu’on tire les couilles à quelques ratons qu’il faut en faire une histoire. »
En réalité, on torturait dans les commissariats de police bien avant que l’armée ne s’y mette. Sylvie Thénault, historienne, a établi que les premiers cas de torture en Algérie remontaient à 1936. Les victimes étaient alors cataloguées « droits communs » pour dissimiler qu’il s’agissait de militants nationalistes. En 1956, le président du Conseil, Guy Mollet, recevait rapport sur rapport sur la pratique de la torture en Algérie. « Les cas se comptent sur les doigts d’une main », se contentait-il de dire, malgré les protestations venant d’Alger. Secrétaire général de la police d’Alger, Paul Teitgen, ancien résistant, a présenté sa démission pour dénoncer la torture et les disparitions de détenus confiés à l’armée en soulignant : « Je ne me serais pas permis cela [les tortures] si je n’avais pas vu au camp de Paul-Cazelle les traces profondes de ces mêmes sévices que j’ai subis de la part de la Gestapo. » Il avait mis le général de Gaulle au courant avant qu’il ne prenne le pouvoir en 1958. Peu après, en visite à Saïda, de Gaulle appela malicieusement les officiers du redoutable « commando Georges » dirigé par Bigeard à « faire en sorte que le téléphone serve à parler et non à faire parler ».
Pierre Vidal-Naquet, militant anticolonialiste et infatigable pourfendeur de la torture, auteur d’un livre retentissant, La Torture dans la République, atteste du « caractère absolument banal de la torture en Algérie avant et après 1957 à Alger comme dans la campagne ». L’historien Robert Bonnaud parle d’une « culture de la torture au sein de l’armée française dans les années 1950 ». Rappelé en Algérie en 1956, il est l’auteur d’un témoignage accablant publié en avril 1957 dans la revue Esprit : « Les deux mamelles de la pacification en Algérie ont été la torture systématique des suspects – et il en fallait peu pour être suspect – et l’exécution des prisonniers, en particulier ceux qui avaient été blessés au combat, même ceux qui auraient pu tout à fait en sortir. » En juin 1958, torturé lui-même, le communiste Henri Alleg écrira un livre retentissant, La Question, dans lequel il décrit par le menu les sévices subis. Pour l’historienne Raphaëlle Branche, « torturer, ce n’est pas seulement faire parler, c’est aussi faire entendre qui a le pouvoir. »
Lycéenne en terminale sciences au lycée Lazerges à Alger, passée à la résistance, capturée dans une casemate à Chebli, dans la région de Boufarik, à l’issue d’un accrochage avec les « paras », Louisette Ighilhriz, « Lila » de son nom de guerre, a connu les affres de la torture du 28 septembre au 26 décembre 1957. « J’étais allongée nue, toujours nue. Ils [les tortionnaires] pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite le temps devenait interminable, les minutes paraissaient des heures et les heures de jours. Le plus dur est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter. » Sur sa planche de souffrance, elle a vu passer Massu, qui était « brutal, infect », et Bigeard « qui n’était pas mieux ». Son tortionnaire s’appelait Graziani. « Il était innommable. C’était un pervers qui prenait un malin plaisir à torturer. Ce n’étaient pas des êtres humains. J’ai souvent hurlé à Bigeard : “Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas.” Et lui me répondait en ricanant : “Pas encore, pas encore.” Pendant ces trois mois [de torture], je n’ai eu qu’un but : me suicider. […] Ils ont arrêté mes parents et tous mes frères et sœurs, Maman a subi le supplice de la baignoire pendant trois semaines de suite. »
La torture avait ses « théoriciens » parmi les militaires et les religieux qui cherchaient les arguments à même de leur donner bonne conscience. Massu, qui s’est vanté d’avoir essayé la gégène sur lui-même sans éprouver les effets décrits par ses victimes, affirmait : « Il s’agissait d’obtenir le renseignement opérationnel urgent dont dépendait la vie d’innocents », « il fallait exploiter les renseignements à chaud », ou encore « on avait rarement le temps ». Il soutenait à contre-courant que la « torture n’a jamais été érigée en système », tout en reconnaissant – demi-aveu – : « On ne lâche pas impunément 10 000 combattants [les soldats employés à des tâches de police, sous son commandement] parmi un million de citadins avec la mission de trouver des aiguilles dans des bottes de foin [les moudjahidine]. Je crois être de ceux qui ont fait le mieux pour limiter la casse. Il y a eu des erreurs de commises, mais beaucoup moins qu’on l’a dit. »
Tout en estimant que la « torture est moche », il ne pensait pas, néanmoins, que l’on pouvait s’en passer pendant une guerre : « Si on réussit tant mieux, mais j’admets que je connais trop bien la nature humaine et que je n’y crois pas trop. » Il était l’auteur d’une note du commandement, inspirée par ses aumôniers, affirmant : « La condition sine qua non de notre action en Algérie est que ces méthodes [la torture] soient admises en nos âmes et consciences comme nécessaires et moralement valables. » À la grande déception des chrétiens engagés en faveur de l’indépendance, un aumônier militaire, le père Delarue, trouve une justification à la torture. Il est l’auteur de ces propos d’anthologie : « Entre deux maux, faire souffrir un temps un bandit pris sur le fait, qui du reste mérite la mort, et de l’autre côté laisser massacrer des innocents que l’on pourrait sauver si l’on pouvait grâce aux révélations de ce criminel, il faut sans hésiter choisir le moindre : un interrogatoire musclé et sans sadisme […]. Car le coupable n’a qu’à s’en prendre à lui-même s’il ne parle qu’après avoir été efficacement convaincu qu’il devait le faire. » Un autre aumônier, le père Cordier, ajoutait : « Toute torture qui détruit physiquement ou psychiquement un être humain est inadmissible, mais la gégène ne tue pas et ne rend pas stérile. »
En 1958, le commandement ne pouvait que se féliciter que « l’état d’esprit [des prêtres] évolue » sous l’influence bienfaisante des aumôniers de l’armée. « Il est dommage que certains prêtres éprouvent des difficultés à se dépouiller d’une argumentation style Témoignage chrétien [la revue des chrétiens de gauche], cependant le problème des tortures est abordé objectivement, en introduisant, pour la première fois peut-être dans leur esprit, les éléments de mission et de réalités qui n’altèrent pas la conscience, même chrétienne », écrit le responsable d’un stage de mise en condition de religieux affectés à l’armée. Paul Aussaresses, lui, qui a révélé l’assassinat en captivité de Larbi Ben M’Hidi, pendu dans sa cellule, et de l’avocat Ali Boumendjel, précipité du haut d’une terrasse après un interrogatoire sans doute musclé, n’éprouve pas le moindre remords ni aucun regret : « La torture, je m’y suis résolu quand je suis arrivé à Alger. À l’époque elle était généralisée. Si cela était à refaire, cela m’emmerderait, mais je referais la même chose car je ne crois pas qu’on puisse faire autrement. Et si j’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires [il en a avoué vingt-quatre], c’est que je voulais assumer ce genre de choses et non pas mouiller quelqu’un d’autre à ma place. C’est d’ailleurs pourquoi je ne veux pas accuser le pouvoir civil de l’époque. Affirmer qu’il nous donnait des ordres dans ce domaine serait faux, et surtout s’abriter derrière cela reviendrait à dire que les militaires se déchargent de leurs responsabilités. Je refuse cette attitude. » Il faut rappeler enfin le cas Audin (voir encadré).
En 1961, tirant les conclusions de 132 années de colonisation, une des grandes consciences chrétiennes de France, André Mandouze, interpellait dans une préface au livre de Jacques Charby, L’Algérie en prison, ses compatriotes en ces termes : « Si vous aviez su, bonnes gens de la France assoupie, si vous aviez su quoi ? Qu’en votre nom on torture depuis sept ans et que depuis plus d’un siècle on essaie d’étouffer la voie d’un peuple ici déporté sur son propre sol, là emprisonné dans un pays dont le nom signifiait jadis liberté et dont le symbole est aujourd’hui pour les Algériens Fresnes ou Barberousse [deux prisons]. Si vous saviez quoi bonnes gens ? Que de la droite à la gauche, tous les chefs de nos gouvernements passagers et de nos Républiques transitoires ont successivement prétendu qu’il n’y avait d’autre Algérie que française, ce qui était en somme une façon de dire qu’il n’y avait pas d’Algérie du tout ou que s’il y en avait une, qui ne s’appartenait pas. Si vous saviez quoi ? Que malgré tout et malgré vous-mêmes, le peuple algérien a résisté et qu’il a fini par triompher de la calomnie, du mépris et de la mort. »