Nuriye, 28 ans sera jugée le 17 novembre pour terrorisme, dans un état physique extrême
Semih l’autre gréviste a été libéré et poursuit sa grève en résidence surveillée. Rencontres
Semih n’avance plus qu’à tout petits pas. Lorsqu’il se décide à prendre les quelques rayons d’un soleil rasant qui s’attardent dans la cour du rez de chaussée où il est assigné à résidence, il se lève lentement, entouré par sa mère qui l’accompagne dans ses moindres gestes, par sa femme, Esra qui veille à l’équilibre précaire de son pas et par quelques amis qui se relayent pour adoucir la solitude de son combat. Il prend place sur une chaise en plastique, dépose lentement ses jambes sans muscles sur une autre chaise et rejette la tête en arrière. Un souffle de vie solaire vient lui caresser le visage. En ce 250e jour de grève de la faim, Semih Özakça, enseignant victime des purges ordonnées dans la foulée du coup d’Etat du 15 juillet 2016 par le président Tayyip Erdogan n’est pas au bout de ses forces. Il ne voit plus bien, vit allongé, tombe lorsqu’il va seul, mais il parle. Et ce qu’il dit, n’a pas changé: « Avec Nuriye, nous demandons de retrouver nos emplois et que nos droits soient respectés ».
Semih Ozakça et Nuriye Gülmen ont été licenciés à la fin octobre 2016 par un décret promulgué sous l’état d’urgence. L’un était enseignant, l’autre assistant universitaire. Comme 33 000 autres enseignants touchés par les purges en Turquie, ils ont perdu leurs ressources économiques et le droit à une vie décente, sans autre explication. Le motif officiel invoqué par l’Etat était l’appartenance à une organisation terroriste. Mais au contraire d’une majorité des 150 000 personnes mises à pied dans la cadre des purges, Semih et Nuriye n’ont pas accepté. Ils se sont rendus à Ankara et ont démarré leurs actions de protestations le 9 novembre dernier par des sittings et des tentatives de manifestation qui se sont soldées par des arrestations systématiques. Fourgons, passages à tabacs, cachots, attentes de procès, rien n’a pu infléchir leur volonté. Le 9 mars 2017, ils ont décidé d’entamer une grève de la faim. Plus de 250 jours plus tard, Semih poursuit sa grève dans un appartement prêté à Ankara, tandis que Nuriye, en intraitable Antigone est tombée à 38 kilos pour 1,75 m et a été hospitalisée de force.
UN FACE A FACE DISPROPORTIONNE
Autour du lit de Semih, les livres s’entassent. « Je ne peux plus lire que d’un oeil, car je dois laisser reposer l’autre », explique-t-il avec une lenteur douloureuse, « mais lire est pour moi essentiel. Don Quichotte a été mon premier choc, puis d’autres comme Melville avec Bartleby ou l’oeuvre de Kafka. Je me sens comme Josef K: je cherche le crime dont je suis accusé ». Ses lectures sont littéraires, mais également politiques. « Nous ne sommes que deux, mais nous représentons des milliers de personnes », assure-t-il, « nous incarnons la lutte contre l’injustice faite à des millions de personnes». Par solidarité, Esra sa femme qu’il a rencontrée à la bibliothèque de l’université, a entamé elle aussi une grève de la faim. Flottant désormais dans un training trop large, elle continue à s’affairer autour de son mari pour l’aider à déplacer une jambe, à remettre un coussin derrière son dos, à glisser dans ses bouteilles d’eau la miraculeuse vitamine B2 qui peut prolonger la résistance d’un corps au-delà des 250 jours de grève de la faim.
Mais à ce stade, Semih et Nuriye sont tous les deux entrés dans la phase critique de leur survie physique. Semih est à 49 kilos, mais sa corpulence antérieure lui donne quelques réserves, tandis que Nuriye a été transférée de prison vers une chambre isolée d’un hôpital hautement surveillé. Un comité de solidarité veille à l’extérieur jour et nuit malgré le froid. « Nous avons peur que l’Etat la force à manger », explique quelques « résistants » autour d’un thé chaud, « nous nous tenons prêts à intervenir. Nous aimerions faire connaitre au monde son état, mais il n’y a que sa soeur qui puisse entrer la voir, après une fouille très poussée ». Autour de la poignée de résistants gelés, les policiers en civil sont nombreux. Ils ne cachent pas leur présence. Mais cela fait longtemps que les « résistants » ne se cachent plus non plus, car ils ont tous franchi le mur de la peur. Dans le face à face totalement disproportionné qui oppose les uns aux autres, seule la conviction d’incarner la valeur supérieure de la justice permet de ne pas désespérer.
COMMENT RESISTER FACE A UNE « DICTATURE CIVILISEE »?
Si Semih et Nuriye sont devenus des symboles de la résistance aux purges, le moyen utilisé par les deux enseignants pour poursuivre le combat fait l’objet de débats constants au sein des opposants. Pour certains en effet, cette forme de résistance est celle utilisée par des prisonniers qui ne disposent par d’autres moyens que leurs propre corps pour affirmer leur résistance à l’oppression. « Ils ôtent aux prisonniers ce moyen et dédramatisent la grève de la faim », juge sévèrement Ayse Oktem, une militante et directrice d’ONG, engagée depuis longtemps dans les mouvements d’opposition de gauche en Turquie. D’autres estiment que ce moyen affaiblit la capacité d’agir de la majorité et qu’il tire la résistance vers un pole mortifère. Dans certains cafés d’Ankara, les discussions sur les moyens d’action face au régime d’Erdogan vont bon train, malgré l’atmosphère policière qui règne et les emprisonnements qui font désormais partie de la vie quotidienne de chacun.
« Face à une dictature déguisée en démocratie, nous devons réfléchir à de nouveaux moyens d’action », explique Veli Saçilik qui accompagne les deux grévistes dans leur lutte. « Je ne choisis pas ce moyen pour moi-même, mais je respecte leur volonté », explique-t-il, préférant lui sortir chaque jour ses pancartes pendant quelques minutes au centre d’Ankara, avant de se faire journellement tabassé, emmené en fourgon, puis relâché. Cet homme qui a perdu un bras lors des mouvements de protestations des prisonniers politiques et l’a retrouvé dans la gueule d’un chien, avoue qu’après 350 jours de lutte, il est fatigué. « Je me sens parfois comme une pierre au fond d’un puits », reconnait-il. Plus que jamais conscient de la difficulté à résister à ce qu’il appelle « une dictature civilisée », il pense cependant que même seule, même abandonnée de tous, la résistance vaincra, car c’est elle qui va dans le sens de l’histoire.
Laurence D HONDT