Dans un entretien à la Libre Belgique, réalisé par Vincent Braum, le sociologue et politologue, spécialiste du Moyen-Orient, régulièrement consulté par les institutions européennes Rudolf el Kareh, estime que l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khasoggi, le 2 octobre à Istanbul, a initié une réaction en chaîne d’ajustements politiques sans précédent au Moyen-Orient, mais aussi aux États-Unis. Elle a surtout mis en lumière le « lien structurel » qui s’est établi entre les États-Unis de Donald Trump et l’Arabie saoudite du prince héritier Mohamed ben Salmane.» Mais elle a montré aussi que «la politique portée par Trump et le clan ben Salman bat actuellement de l’aile » et que le rêve américain d’un monde unipolaire « est un mirage. »
Vincent Braun : Quel impact politique a eu d’après vous l’affaire Khashoggi au Moyen-Orient ?
Rudolf El Kareh : Un impact semblable à celui qu’a eu l’irruption de Daech dans l’ensemble de la région. Elle est devenue le révélateur de la politique de l’Arabie saoudite et des États-Unis d’Amérique. L’affaire Khashoggi n’est pas un phénomène en soi, elle est l’expression de l’impunité dont pensait pouvoir se prévaloir le prince héritier saoudien du fait de ses liens avec Trump. Le clan ben Salman est un rouage essentiel du système Trump. Preuve en est que Trump a mis en branle tous les moyens possibles mis à sa disposition pour essayer de disculper le prince héritier en tant que commanditaire de cet assassinat.
Alors même que la CIA semble arriver à cette conclusion…
Cet assassinat est devenu une affaire de politique interne américaine. Une ligne de fracture est apparue. Elle n’a pas opposé les Démocrates et les Républicains, elle est passée à l’intérieur du parti républicain. Des personnalités politiques fortes, notamment le président de la commission des Affaires étrangères et d’autres figures, se sont positionnées contre la volonté de Trump de dédouaner les commanditaires. La ligne de fracture est aussi apparue au sein de ce que Trump appelle l’Etat profond, donc les appareils principaux de l’État. En effet, la CIA a laissé filtrer les informations confirmant que le prince héritier était le véritable commanditaire. La Maison-Blanche a d’ailleurs tenté d’empêcher sa directrice, Madame Haspel, de témoigner devant le congrès… jusqu’à son audition mercredi.
L’obstruction institutionnelle de l’administration Trump aux Etats-Unis est-elle du même ordre que celle pratiquée sur la scène internationale ?
Depuis que Trump est arrivé à la présidence, il y a, par la pression et le chantage, une tentative de contournement de toutes les institutions. Le programme politique de Donald Trump sous le slogan d’America First a consisté sur le plan international à se désengager de toutes les règles mises en place dans le cadre des relations internationales depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Et à se retirer des principaux traités. Ce dont on se rend moins compte, c’est qu’à ce désengagement au niveau de la politique extérieure -ou ce réengagement sous une autre forme- s’ajoute une volonté de contourner les institutions américaines elles-mêmes.
Quelle relation s’est installée entre Washington et Riyad?
Le programme de Donald Trump consiste à tenter de restaurer la prééminence des États-Unis comme pôle mondial de référence. Le rêve américain d’un monde unipolaire est un mirage. Et Trump n’a pas les moyens de son slogan « America First ». D’où l’importance d’aller «pomper» des fonds partout où cela est possible et d’abord chez ses alliés et ses obligés, donc notamment chez les Saoudiens. Des liens organiques d’Etats avaient été construits par les accords dits du Quincy au milieu du siècle dernier dans le cadre desquels l’Arabie saoudite s’engageait à mettre ses richesses pétrolières au service de l’économie américaine en contrepartie de la protection US. Mais aujourd’hui les «médiations» se sont volatilisées. Un lien structurel existe désormais entre le pouvoir américain et le pouvoir saoudien. L’un a besoin de l’autre, et inversement. Presque physiquement. La contrepartie de cette fusion pour le clan ben Salmane, c’est l’exclusivité du pouvoir au mépris de toutes les règles tacites et des mécanismes d’exercice de ce pouvoir depuis Ibn Saoud (le fondateur de la dynastie, Ndlr), à savoir un subtil jeu d’équilibre entre les différents clans de la famille. Aujourd’hui, il y une élimination des opposants, de tous ceux qui se mettent en travers de la route du prince héritier. Il s’impose par l’intimidation et par la violence. Voyez ce qu’il a commis avec ses propres cousins en les privant de liberté et en les séquestrant dans un hôtel à Riyad (pour qu’ils restituent l’argent public supposément détourné, Ndlr) et en retenant aussi le Premier ministre libanais Saad Hariri. Il les a attirés dans un piège, tout comme Khashoggi a été attiré dans un piège selon les révélations des services américains relayées notamment par le Washington Post et le New-York Times.
Les négociations sur le conflit au Yémen qui ont débuté jeudi en Suède sont-elles le fruit de la pression internationale sur l’Arabie saoudite qui se fait sentir après l’affaire Khashoggi ?
Il y a d’abord l’échec politico-militaire de la guerre et surtout la résilience de la majorité des Yéménites. Il y a une pression relative des Européens… au niveau du verbe, et des Anglais qui appréhendent un retour de flamme. Il y a surtout une pression des opinions publiques – qui ont découvert malgré le récit médiatique dominant – l’horreur de la guerre au Yémen- sur les gouvernements européens. Ceux-ci ne peuvent plus cacher les réalités après les témoignages onusiens et ceux des grandes organisations humanitaires. L’assassinat de Jamal Khashoggi a été la paille qui a brisé l’échine du mulet, comme dit le proverbe arabe (équivalent de la goutte d’eau qui fait déborder le vase, Ndlr). Mais on se trompe si l’on croit que tout va être résolu par un coup de baguette magique lors de la conférence de Stockholm. Dans le champ politico-diplomatique, la coalition arabe et le «gouvernement yéménite» inféodé à celle-ci vont tenter d’obtenir par le biais de la négociation politique ce qu’ils n’ont pu obtenir par les armes et la violence. Sur le plan symbolique, il est intéressant de relever que la délégation du Conseil de Salut National est partie de Sanaa, c’est-à-dire du territoire national, alors que celle de la coalition est partie de Ryad. Stockholm sera un nouveau terrain de confrontation. On va être assez proche de ce qui s’est passé pendant la guerre du Vietnam : la conférence de Paris a commencé au début de l’échec militaire américain mais les principales batailles ont eu lieu en parallèle avec les négociations diplomatiques. Toutefois un processus politique est enclenché.
Le processus politique est une bonne nouvelle …
Tout processus qui met fin aux souffrances de la population lors d’un conflit est une bonne nouvelle. Mais ce processus va être long il devra passer par une réconciliation nationale yéménite dans laquelle certaines parties totalement inféodés à l’Arabie Saoudite devront s’éclipser. Cela va passer aussi par une remise en cause de l’implantation militaire saoudienne et surtout émiratie dans le sud du pays, et par la fin de l’instrumentation des organisations terroristes comme Al-Qaida. Les saoudiens et les Emirats agissent ensemble mais il y a des divergences entre eux. Ryad veut, par tous les moyens, y compris les plus brutaux, et en faisant fi des conséquences des crimes de guerre empêcher l’émergence du Yémen en tant qu’Etat. C’est, rappelons-le, le berceau civilisationnel de la région. Les émiratis veulent, avec les mêmes méthodes et la corruption tribale, utiliser le Yémen à des fins stratégiques, d’abord pour contrôler certaines régions de la Mer Rouge et de l’océan Indien, et surtout empêcher l’émergence d’un pôle concurrent au port de Dubaï.
Le clan Houthiste est-il si peu enclin à la négociation qu’on ne le dit ?
Ça, c’est du storytelling, le récit que certains font de la guerre. Pour quelle raison le gouvernement de Sanaa ne serait-il pas enclin à négocier alors qu’il a gagné la bataille sur le terrain en faisant échec à la tentative de détruire le Yémen ? Le premier appel à négocier est venu du chef du gouvernement de Salut national qui a appelé à une paix des braves, dans le format d’une conférence nationale permettant de réconcilier l’ensemble des parties yéménites. L’avenir du Yémen ne peut se faire que par la réconciliation entre ces derniers. C’est à eux de décider de l’avenir de leur pays. Si vraiment on veut aller vers une vraie solution politique l’ONU dois jouer le rôle de facilitateur et non pas celui de relais de la coalition et notamment des États-Unis.
Comment analysez-vous la sortie du Qatar de l’Opep ?
Le Qatar va se recentrer sur la production de gaz. Le gaz, c’est à la fois des prix stables et constants, ce qui veut dire une stabilité à long terme. Cela devrait lui permettre de ne plus se plier aux menaces saoudiennes, d’avoir sa propre politique énergétique et une plus grande latitude de manœuvre dans ses alliances et relations de voisinage.
L’affaiblissement relatif saoudien peut-il concourir à relâcher plus vite le blocus sur le Qatar ?
Tout ce qui affaiblit la stratégie de domination du clan ben Salman sur l’Arabie Saoudite et par conséquent sur les pays du Golfe, du Machrek et de l’Égypte, contribue aussi à desserrer l’étau sur le Qatar. L’échec des saoudiens au Yémen va se répercuter sur les nouveaux équilibres régionaux, mais cela ne signifie pas que cela va se faire en douceur. Ils vont tout essayer afin de tenter d’empêcher l’expression des nouvelles réalités sur le plan politique. Ces échecs vont entraîner des changements au niveau régional. Déjà les Émirats Arabes Unis tentent de reprendre langue avec Damas. Et au sein de la famille royale en Arabie saoudite, il existe des forces qui s’organisent et attendent leur heure. Elles ont subi à la fois les effets de l’échec des aventures au Yémen, et ceux de la politique interne du Prince héritier qui a littéralement tenté de décimer tout ce qui pouvait lui faire ombrage sur le chemin conduisant au trône..
D’autant que la tournée internationale de MBS pour se refaire une virginité après l’affaire Khashoggi paraît peu concluante…
Oui. On ne peut pas dire que cela a été un succès, quand on voit l’accueil très hostile de la population en Tunisie et l’annulation de la rencontre avec le président algérien, pour ne citer que ces deux exemples (officiellement pour cause de grippe, Ndlr). Le prince héritier s’est retrouvé extrêmement isolé. Cela montre à quel point le projet politique porté par Trump et le clan ben Salman bat de l’aile, tout comme les projets espérés par Netanyahu concernant la Palestine. Mais cela ne signifie pas que cela supprime leur capacité de nuisance.
A quoi sert cette capacité de nuisance ?
A ce que les Etats-Unis retrouvent leur prééminence sur le plan international par le chantage. Les États-Unis sont aujourd’hui incapables de s’imposer comme l’unique pôle de référence mondial. Leurs provocations et leurs rodomontades sont un signe de faiblesse. Même s’ils tentent de reprendre les vieilles idées de Madeleine Albright, pour contourner les institutions internationales notamment onusiennes. Cette politique de nuisance veut semer le désordre là où la «Pax Americana» est mise en échec. Ils ont besoin en permanence d’affaiblir, de déstabiliser. Ils ne veulent pas d’interlocuteur. La diabolisation de la Russie et la guerre commerciale contre la Chine sont un exemple de leur volonté de détruire certains mécanismes de la mondialisation lorsque celle-ci ne sert plus exclusivement leurs seuls intérêts. Les Etats-Unis se pensaient déjà exceptionnels. Avec Trump ils n’arrivent même pas à admettre qu’ils ne sont pas seuls au monde. C’est très grave parce que cela déstabilise complètement les relations internationales. Malheureusement l’Europe, par son absence, sa pusillanimité, sa faiblesse et la médiocrité de la plupart de ses castes politiques, n’arrive à pas exister au-delà de ses discours.
Vous parlez de déstabilisation de la région par les Etats-Unis, mais c’est exactement ce que les États-Unis reprochent à l’Iran…
Dans l’esprit des États-Unis, tout ce qui n’est pas stabilisation à l’Américaine, en faveur des intérêts américains, s’appelle déstabilisation. Chez leurs adversaires, la stabilisation de la région signifie l’évacuation par les militaires américains de toutes les zones où ils se trouvent déployés illégalement et sans mandat ainsi que l’abandon de leurs politiques d’hégémonie et les actions de nuisance qui leurs sont corollaires. Si les Etats-Unis voulaient vraiment de la stabilité, s’ils étaient de bonne foi, ils auraient reconstitué ou laisser s’organiser une dynamique d’association des Etats et des peuples, notamment dans les zones conflictuelles, de manière à réguler et apaiser la vie des populations dans l’intérêt d’abord de ces dernières… Or leur politique consiste à fragmenter, morceler, démembrer. Voyez ce qu’ils font en Irak, en Syrie, au Liban… L’Iran contrairement à la vulgate répandue est un facteur de stabilité régionale, tant sur le plan politique qu’économique, renforcé par l’accord sur le nucléaire. Des dynamiques se mettent en place. Aujourd’hui, par exemple un chemin de fer est en cours de construction destiné à relier les zones limitrophes de l’Inde, du Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Syrie, et peut-être même au Liban, à partir du port iranien de Chahandar (sud-est, ndlr). Comme par hasard, un attentat y a été commis le 6 décembre. Pourquoi là justement ? Chahandar va être le point charnière qui devrait permettre de relier l’Inde à l’Iran puis à l’hinterland d’Asie centrale et au-delà vers le Proche-Orient. Cet attentat est revendiqué par une organisation dont tout le monde sait qu’elle est manipulée par les services américains…
La Libre Belgique, samedi 8 décembre 2018