L’ultimatum posé par l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe au Qatar vient à échéance ce dimanche. But de la manœuvre : faire plier le richissime émirat pour qu’il rentre dans les rangs de l’alliance contre l’Iran.
Décodage intégral de cette crise avec le sociologue et politologue Rudolf el Kareh, spécialiste du Moyen-Orient, régulièrement consulté par les institutions européennes.
Les accusations d’appui au terrorisme formulées à l’encontre du Qatar ne masquent-elles pas une querelle ancienne ?Oui. Ce sont les apparences. Il y a depuis longtemps des tensions entre le Qatar et l’Arabie saoudite dont les stratégies politiques sont différenciées même si elles se recoupent, comme en Syrie. Le précédent Premier ministre qatari, Hamad ben Jassem dans une interview donnée à un journal britannique il y a six mois a affirmé que le Qatar avait convenu avec l’Arabie saoudite de mener une stratégie de mainmise sur la Syrie. Il a dit : « Nous avions convenu que nous tenions le volant et que les Saoudiens étaient sur le siège arrière. Et tout à coup, sans nous prévenir, ils ont décidé de prendre le volant ». Il y avait donc une connivence entre eux pour tenter de contrôler la Syrie mais aussi une concurrence quant au partage sur lequel cela devait déboucher.
Tout ce qui se passe dans le Golfe est la résultante de trois facteurs. Un : l’élection de Trump et sa vision des relations avec les pays du Golfe, à savoir la mainmise sur les sources d’énergie et notamment le pétrole et ses royalties. Deux : l’échec de la guerre saoudienne, couverte par les Etats-Unis, au Yémen. Trois : l’échec de toutes les stratégies de démantèlement de l’Irak et de la Syrie.Que reproche vraiment Riyad à Doha ?
L’Arabie saoudite et ses alliés (Bahreïn, Emirats arabes unis, l’Egypte) veulent empêcher que le Qatar ait une politique étrangère autonome qui les concurrence. Le Qatar veut une politique autonome, d’une part, sur le plan de sa politique énergétique et, d’autre part, sur le plan des relations avec d’autres pays, dont l’Iran. Il a intérêt à construire un lien avec l’Iran, et aussi la Russie, qui lui permette de mieux se positionner sur le marché mondial du gaz. Car si l’Arabie saoudite contrôle le gaz qatari, elle peut peser sur les flux face à l’Iran. Un Qatar plus autonome se rapprochant de l’Iran et la Russie, cela change complètement l’équilibre des forces.
L’objectif de l’Arabie saoudite sous la houlette du nouveau prince héritier et des Emirats est d’exercer une tutelle quasi-totale sur l’ensemble du Golfe, sous l’autorité américaine. Cet alignement s’inscrit dans la stratégie du président Trump vis-à-vis de Téhéran.Pour le Qatar, c’est une question de rapport de force…
Le Qatar est une puissance économique et financière mais ne dispose pas de la masse critique politique et démographique nécessaire. Pour compenser cette lacune structurelle, les Qataris ont construit une relation avec les Frères musulmans qu’ils ont transformés en bras armé de leur politique. D’où leurs liens avec la Turquie (l’AKP d’Erdogan au pouvoir est une émanation de la confrérie, Ndlr). Il s’est donc constitué un axe Turquie-Qatar face à l’axe Arabie saoudite-Emirats arabes unis. Or, les Frères musulmans sont considérés comme des concurrents pour ces monarchies (qui les ont d’ailleurs qualifié de « terroristes », Ndlr). Ces tensions ont lieu sous l’ombrelle américaine. La manœuvre des Etats-Unis consiste à affaiblir les uns lorsqu’ils sont un peu trop forts et à renforcer les autres lorsqu’ils sont en position de relative faiblesse. L’équipe au pouvoir à Washington pense que des Etats affaiblis, mais dotés de moyens énormes sous contrôle américain, peuvent servir ses desseins stratégiques.
Tout cela dans la perspective du contrôle des ressources du Golfe ?
La stratégie actuelle de la Maison-Blanche, qui s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de la politique américaine depuis la disparition du Mur de Berlin, consiste à tenter de contrôler les sources d’énergie pour maîtriser les flux vers les principaux pays consommateurs et notamment la Chine. Il y a également une volonté de mettre en place un mécanisme qui permette de ramener les flux des royalties du pétrole et du gaz vers les Etats-Unis. C’est ce que Donald Trump a fait (lors de sa visite en mai à Riyad, Ndlr) puisqu’il a littéralement pompé près de 500 milliards de dollars dans les fonds souverains saoudiens.
L’Etat profond américain qui demeure le socle décisionnel aux Etats-Unis pense que l’affaiblissement de tous par la manipulation et l’exploitation des peurs permet de maintenir le mécanisme de tutelle et de contrôle politique sur les principautés et royaumes du Golfe dont l’armature demeure fragile.
Toutefois certaines réalités peuvent contrarier cette stratégie puisqu’il existe des liens historiques et structurels entre les pays du Golfe et l’Iran. C’est le cas du Qatar et même des Emirats qui ont un volume d’échange économique énorme avec l’Iran, sans compter le Koweït et le Sultanat d’Oman.La désignation de Mohammed ben Salmane comme prince héritier d’Arabie saoudite un mois après la visite de Trump participe-t-elle de cette stratégie américaine ?
Oui. Les équilibres traditionnels au sein de la famille royale ont été bousculés. Le maître atout actuel de Washington, Mohammed ben Salmane, nommé prince héritier voit l’accès au trône se préciser, et l’abdication de son père n’est nullement exclue. Sa personnalité convient parfaitement à la stratégie du clan Trump. Mais, dans sa précipitation il semble accumuler les erreurs. Ainsi, lorsqu’il a déclaré vouloir porter le feu en Iran et que quelques moments plus tard les attentats de Téhéran se sont produits, les dirigeants iraniens ont eu beau jeu de pointer les responsabilités.
Après l’isolement diplomatique et économique, l’ultimatum de dix jours imposé aux Qataris n’est pas pour apaiser la crise…
Les tensions vont augmenter. Or, encore une fois, les tensions dans la région sont indissociables de la situation aux Etats-Unis. Non seulement en raison des liens structurels de ces derniers avec la région mais aussi parce que la situation domestique que connaît le Président Trump peut le porter à des provocations extérieures. En retour dans sa stratégie vis-à-vis du Golfe il va de toute évidence tenter de faire fructifier ses acquis face à ses détracteurs. C’est une situation dangereuse qui peut conduire à des dérapages dont nul n’est sûr du contrôle.
En accusant le Qatar de soutien au terrorisme, l’Arabie saoudite tente aussi de détourner l’attention des mêmes accusations qui lui sont adressées…
Les Saoudiens ont affublé de l’épithète terroriste tous ceux qui étaient leurs adversaires. Cela n’exonère pas la responsabilité des Qataris dans leur soutien à des organisations extrémistes telles que le Front Al Nosra, ou des formations que l’Onu a elle-même qualifiées de terroristes. Mais cette responsabilité n’est pas exclusive. Les Saoudiens voudraient que ne soient terroristes que ceux qui sont soutenus par le Qatar, afin d’allumer une sorte de contre-feu qui empêche de voir leurs responsabilités à eux dans le soutien à Al Qaïda, à Daech, etc. Ryad a été encore plus loin en qualifiant les Frères musulmans de terroristes et en prétendant que puisque le Qatar les soutient, celui-ci l’est également. Ce qui a eu pour effet d’entraîner la Turquie dans l’engrenage y compris en envoyant des troupes (sur une base turque) à Doha.
Les dirigeants saoudiens ont considéré que la voie était libre, notamment grâce au fameux tweet de M. Trump qui a demandé que le Qatar cesse de soutenir le terrorisme. Relevons en passant la situation surréaliste qui voit des politiques aussi graves être tributaires des humeurs, mêmes calculées exprimées sur « twitter »… Et dans les jours qui ont suivi, ce qui a été encore plus surréaliste c’est la vente de dizaines d’avions de guerre au même Qatar qualifié de parrain du terrorisme. Cela a surtout vendu la mèche. La mini-tornade du Golfe est sous le contrôle de Washington.Même Israël se rapproche de l’Arabie saoudite…
Ce que veut Israël c’est, outre le chaos généralisé en Irak et en Syrie, un assemblage des rois et des émirs du Golfe contre l’Iran. Une des manœuvres des Israéliens et du clan pro-israélien autour de Trump est de focaliser à nouveau les feux sur l’Iran. Si Israël et l’entourage de Ben Salmane se retrouvent contre le nouvel « ennemi commun » iranien, alors la question de Palestine est supposée passer aux oubliettes de l’Histoire. Voilà les calculs dans ces milieux.
Par ailleurs la tentative des Américains de rassembler, dans le Golfe des forces disparates et aux intérêts différenciés face à l’Iran, a également pour objectif de faire face à la Russie et la Chine. Un des principaux objectifs des États-Unis est d’essayer d’empêcher que ne se crée un socle continental de Shanghai à l’Europe qui puisse équilibrer la puissance américaine. Lequel pourrait contribuer à l’avènement d’un monde multipolaire. C’est l’une des raisons pour lesquelles il faut aussi, dans l’esprit américain, affaiblir l’Europe.Pour quelles raisons ?
Parce que l’Europe, en se constituant en pôle autonome, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire. Les Américains jouent d’une façon très vicieuse en Europe. Ils s’opposent à l’Allemagne parce que, disent-ils, elle veut imposer son hégémonie à l’Europe. Or, c’est faux. Si l’Allemagne s’est retrouvée en position hégémonique c’est à cause de la faiblesse de la France. L’Allemagne sait qu’on veut la piéger, en poussant contre elle des forces européennes pour « protéger » les autres de sa prétendue hégémonie. Même si Berlin a raté une occasion de prouver le contraire avec sa gestion égoïste de la crise grecque.
Est-ce un hasard si Nigel Farage (ex-dirigeant du parti indépendantiste Ukip, Ndlr), l’homme qui s’est vanté d’avoir accompli sa mission en réussissant le Brexit était en lien avec l’équipe de M. Trump ?
La manière de faire face à cette stratégie d’affaiblissement de l’Europe est multiforme et nécessite d’abord une restructuration politique de l’Europe elle-même. Il s’agit d’inventer aujourd’hui un mécanisme qui permette de remplir le vide qui sépare les institutions unitaires européennes des socles nationaux qui ont constitué l’Europe d’une part et réaffirmer la personnalité européenne autrement que par des politiques qui se résument à de prétendues sanctions (contre la Russie, contre les récalcitrants, contre les Etats constitutifs de l’Union) et qui ne sont en réalité que le signe d’une extrême faiblesse. Il faut réinventer le lien européen et le lien de l’Europe avec le reste du monde.
Entretien: Vincent Braun
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