Un livre sur la face cachée d’un Émirat mirage…
Coups de cœur, coups de désespoir, coups de chaleur, coups de soleil, coups de poing. Dans La Fête à Abu Dhabi, de Caroline Piquet-Di Paolo, une jeune géologue, femme libre et émancipée, se trouve confrontée à l’univers du travail aux Émirats arabes unis. Dans ce nouvel Eldorado de la croissance où se pressent les populations de tous les continents, la situation d’extraterritorialité des entreprises étrangères autorise les pires abus de pouvoir. Et tandis que le monde de l’argent détruit, les paysages, entre mer et désert, dévoilent les beautés enchantées de l’Arabie heureuse.
Caroline Piquet-Di Paolo, enseignant-chercheur, spécialisée sur les questions économiques et l’histoire du Moyen-Orient contemporain, a vécu dans plusieurs pays arabes où elle travaillait dans le domaine de la culture. Elle signe ici son premier roman sur une région qui concentre les rêves de gloire du monde contemporain. Si le personnage principal du roman est une femme, le livre est construit à partir d’une structure polyphonique : « à travers ce jeu de voix différentes, je souhaitais présenter diverses manières de percevoir ou de vivre la région, selon son sexe, sa situation, son histoire ou sa sensibilité ». Le titre est un clin d’œil décalé au roman de Philippe Sollers, La Fête à Venise : sous les belles intentions de l’art, de la culture et des valeurs humanistes, se joue une tout autre réalité…
Lepetitjournal.com : Votre livre est un roman, s’inspire-t-il d’une expérience vécue ?
Caroline Piquet-Di Paolo : Ce livre évoque le travail au sein d’une entreprise fictive aux Émirats arabes unis. Néanmoins, comme le disait Gabriel Garcia Marquez, il n’y a pas de fiction pure : toute fiction est un recyclage d’expériences vécues. Je me suis inspirée de ce que j’ai vécu, des pratiques que j’ai observées sur mon lieu de travail ou que m’ont rapportées des collègues de mon institution et d’autres entreprises étrangères de la région. J’ai moi-même gagné un procès devant les tribunaux d’Abu Dhabi contre mon employeur pour non-respect du droit du travail. Mon expérience de la justice émirienne a largement inspiré les derniers chapitres du livre.
Quelles ont été vos difficultés au travail ?
À Abu Dhabi, j’ai été confrontée à une surveillance permanente qui m’a beaucoup déstabilisée. Les aspects concrets de l’expatriation ont été plutôt bien gérés ; la difficulté tient à des choses plus subtiles : comprendre où se situe la frontière entre les choses à dire et à ne pas dire, comprendre ce que signifie le statut d’une femme célibataire (comme j’essaie de le montrer dans le livre, sur la misogynie, les Français n’ont guère de leçons à donner aux autres peuples…). D’autre part, l’absence de contre-pouvoirs dans l’entreprise met les directeurs dans une situation de toute puissance vis-à-vis de leurs personnels et de leurs contrats de travail. Le droit émirien protège les expatriés, et il convient de bien le souligner, encore faut-il le connaître et avoir l’énergie, le courage et les moyens de mener ces actions.
Avez-vous aimé les Émirats, malgré les excès que vous dénoncez ?
J’ai adoré les Émirats et c’est aussi pour cela que j’ai écrit ce livre. D’abord, je tiens à préciser que dans ma propre action juridique, ce sont les Émiriens qui m’ont protégée contre les dérives de mes directeurs. Ensuite, j’en avais assez d’entendre les intellectuels français déblatérer sur les Émirats. Je crois que les Émiriens auraient des leçons de droit à donner aux institutions et entreprises françaises sur place ! Je ne suis pas en train dire que dans les régimes du Golfe tout est parfait dans le meilleur des mondes, mais avant de critiquer les Émiriens, il serait important pour nous de porter un œil critique sur les pratiques de nos entreprises et institutions. Enfin, j’ai écrit ce livre aussi pour évoquer d’un point de vue plus sensible une région magnifique dont le cosmopolitisme et l’architecture m’ont fascinée. Et il y avait aussi la question de la nature que j’ai largement décrite (Émirats et Oman). La région mérite mieux que les clichés sur le capitalisme clinquant ; elle offre des paysages et des sensations à couper le souffle.
La fête à Abu Dhabi, L’Harmattan, 260 pages, 21,50 € https://www.harmattan.fr
Source : Lepetitjournal.com
Extrait
« Civilan fut ma première expérience totalitaire. J’étais trop petit à l’époque de la dictature argentine pour la vivre dans ma chair. C’est ici que je compris combien la surveillance, les brimades et les rumeurs altéraient les comportements et pesaient sur les consciences. Je doutais qu’il y eût vraiment quelqu’un derrière les caméras, mais il fallait savoir qu’elles existaient afin d’intégrer des conduites de soumis, de pratiquer l’autocensure et d’apprendre à se méfier des voisins. Certains collègues accusaient les Émiriens d’avoir organisé un système de contrôle global. Je n’y croyais pas. Certes, la police bénéficiait d’un matériel très sophistiqué, mais j’avais pu constater qu’elle n’était pas formée pour le faire fonctionner. Pour moi, c’étaient bien les patrons occidentaux qui profitaient des situations d’extraterritorialité pour exercer un pouvoir excessif sur leurs employés. Du haut de la tour centrale, l’œil de Dieu nous écrasait. Civilan représentait une sorte de système libéral-totalitaire, monstruosité à deux têtes née dans les sables mouvants du capitalisme. Libéral car nous faisions de l’argent avec tous les pays du monde, en parlant de valeurs humanistes et de responsabilité sociale ; totalitaire car nous subissions la folie absolutiste d’un directeur jusque dans les recoins les plus reculés de nos existences. La prise en charge de l’expatriation par l’entreprise avait pour contrepartie l’exercice d’une dangereuse emprise sur nos esprits. Entre l’intimité et le travail, les frontières se brouillaient ; les patrons empiétaient sur nos vies privées et nous poursuivaient jusqu’au seuil de nos maisons. Seul le désert leur échappait. »