Le ministre congolais des Ressources hydrauliques et de l’Électricité, Bruno Kapandji Kalala, en a fait l’annonce à l’issue d’une conférence organisée à Paris, les 17 et 18 mai dernier : les travaux de construction de la centrale hydroélectrique d’Inga III (4 800 mégawatts), située à 230 km à l’ouest de Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), commenceraient en octobre 2015. Ce projet, intitulé « Inga 3 basse chute », dont le coût total est estimé à 12 milliards de dollars avec les interconnexions associées vers l’Afrique du Sud – qui s’est portée acquéreur de 2 500 MW – constitue en fait la première phase de la construction du barrage de Grand Inga (39 000 MW).
Inga III, qui a fait l’objet d’une étude de faisabilité financée par la Banque africaine de développement (Bad), réalisée par Électricité de France International et le bureau d’étude américain AECOM, s’inscrit dans le Programme pour le développement de l’Infrastructure en Afrique, initiative commune de l’Union africaine et du Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (Nepad).
Devancer les Trois-Gorges
La réalisation du projet va impliquer d’immenses travaux. Dans un premier temps, l’eau du fleuve sera captée en aval de l’actuel barrage d’Inga II pour alimenter un nouveau barrage au fil de l’eau d’une centaine de mètres de haut, situé à l’entrée de la vallée de Bundi, parallèle au cours actuel du fleuve. Dans un deuxième temps, le cours actuel du fleuve Congo sera barré en amont des centrales existantes d’Inga I (351 MW) et d’Inga II (1 424 MW), et la plus grosse partie du courant sera détournée pour inonder la vallée de Bundi où le barrage d’Inga III sera surélevé pour produire 3 000 MW supplémentaires, amenant la capacité totale de l’ouvrage à 7 800 MW. Par la suite, le site sera progressivement équipé d’autres centrales jusqu’à atteindre une capacité de 39 000 MW qui en fera le premier du monde, devant celui des Trois-Gorges en Chine, sur le fleuve Yangtsé (22 500 MW).
C’est du moins le scénario théorique. Car la capacité de génération du site pourrait être revue à la baisse en raison du changement climatique. Les responsables de la Commission internationale du Bassin Congo-Oubangui-Sangha, chargée de la gestion du bassin, évoque en effet un phénomène de « désertification aux deux bordures du bassin ». Au cours de la décennie écoulée, on a constaté une baisse significative du débit du principal affluent du Congo, l’Oubangui, et du niveau des lacs Kivu et Tanganyika qui alimentent le fleuve, ainsi que de fortes sécheresses en 2011 et 2012.
À la conférence de Paris, à laquelle étaient représentées la Bad, la Banque mondiale, l’Agence française de développement, la Banque européenne d’investissement et la Development Bank of Southern Africa, beaucoup de participants étaient sceptiques à propos du timing annoncé pour la construction du projet. Car, avant la pose de la première pierre, beaucoup d’obstacles doivent être levés. L’Afrique du Sud et le Congo doivent faire approuver par leurs Parlements respectifs un traité international sur la mise en valeur du Grand Inga, dont le projet a été ratifié le 7 mars dernier à Lubumbashi (RDC). En outre, les pays de transit de la ligne à très haute tension vers l’Afrique du Sud, la Zambie et le Zimbabwe, doivent être parties prenantes à l’accord. Les participations dans la société de projet et dans la société chargée du transport doivent encore être définies. Ce ne sera pas forcément chose aisée, à moins qu’on ne tire la leçon de l’expérience malheureuse du projet Westcor, lancé au début des années 2000 qui a capoté début 2010. Il prévoyait la construction du barrage et d’une interconnexion vers l’Afrique du Sud par l’Angola et la Namibie avec une bretelle vers le Botswana. Une société de projet dont le siège était à Gaborone fut créée, mais les Congolais se sont sentis frustrés de ne se voir proposer qu’une participation de 20 %, alors qu’ils apportaient le principal élément : la ressource du site d’Inga.
Éléphant blanc ?
À ceux qui évoquent le risque d’un éléphant blanc, les promoteurs brandissent les besoins considérables du continent, où près de 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité. Pretoria est très motivée, hantée par le spectre du déficit de génération, illustré par la grande panne de 2008. En même temps, les bailleurs institutionnels internationaux réalisent de plus en plus que l’énergie d’Inga peut contribuer à limiter l’expansion du parc de centrales thermiques au charbon d’Afrique du Sud, dans la perspective de la lutte contre le changement climatique.
Autre avantage, souligné par Baudouin Michel, directeur de l’École régionale postuniversitaire d’aménagement et de gestion intégrés des forêts et territoires tropicaux de Kinshasa (ERAIFT) de Kinshasa : l’apport de l’électricité d’origine renouvelable comme Inga est fondamental dans la lutte contre la déforestation, car elle offre des alternatives à la consommation de charbon de bois. À condition que les réseaux de distribution soient développés. Par ailleurs, selon des études conduites en 2008 par la firme canadienne d’ingénierie SNC Lavallin, l’énergie d’Inga III serait produite au coût imbattable de 2 cents/kWh.
À Kinshasa, les diplomates européens sont convaincus que l’engagement de Pretoria dans la Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo (Monusco) et dans la brigade africaine d’intervention, qui doit devenir opérationnelle à la mi-juillet, a beaucoup à voir avec le regain d’intérêt de l’Afrique du Sud pour Inga. En tout cas, la pertinence du projet est aujourd’hui reconnue par les bailleurs de fonds publics. Mais cela ne résout pas tous les problèmes. Car le Congo doit encore se doter d’un code de l’électricité attrayant pour les investisseurs, encore en discussion au Parlement. Un tel projet ne peut se concevoir financièrement que dans le cadre d’un partenariat public-privé, confie l’ancien PDG de la Société nationale d’électricité (SNEL), Noël Vika di Panzu. Et la récession économique en Europe ne facilite pas la recherche d’argent public. Ensuite, il faudra encore effectuer des études complémentaires, le contrôle des travaux, fournir les infrastructures, le génie civil, le matériel électromécanique et les lignes, confie un consultant.
Scepticisme poli
Ces circonstances amènent nombre de bailleurs présents à Paris à arborer un scepticisme poli, non pas envers la viabilité du projet comme tel, mais à propos de la date annoncée de démarrage de la construction. Néanmoins, il faut tenir compte de la dimension politique de la chose. Selon certains participants à la conférence, les raisons électorales ne seraient pas étrangères à la détermination du président Joseph Kabila. Élu dans des circonstances controversées en novembre 2011, il voudrait redorer son blason en se positionnant en président-bâtisseur avant la présidentielle de 2016, quitte à modifier la Constitution de 2006 qui ne lui permet pas de briguer un troisième mandat électif. Mais, dans cette perspective, si les ingénieurs ou les financiers prennent du retard, Joseph Kabila court un grand risque.
En attendant, trois consortiums de développeurs sont sur les rangs : les firmes chinoises Sinohydro et Three Gorge Corporation, qui peuvent faire valoir l’expérience acquise dans la construction des Trois-Gorges ; les firmes coréennes Posco et Daewoo, associées à SNC-Lavallin, ainsi que les Espagnols Actividades de Construccion y Servicios (ACS), Eurofinsa et AEE
Vu la taille pharaonique d’Inga III, qui serait le deuxième projet de l’Afrique après le Renaissance Dam sur le Nil Bleu (6 000 MW), en Éthiopie, il n’est pas exclu qu’à l’instar de ce qui s’est passé pour Inga II, les candidats développeurs soient tous retenus pour exécuter chacun une partie des travaux de construction de l’ouvrage afin de tenir les délais. Un autre scénario serait que la Chine prenne totalement en charge le financement et la réalisation du projet, comme elle l’a fait en Éthiopie avec les barrages en construction de la Renaissance et de Gilgel Gibe III, sur la rivière Omo (1 800 MW). Le président de Sinohydro, Song Donsheng, a récemment rappelé que son entreprise bénéficiait du soutien des grandes banques publiques chinoises, dont l’Eximbank.
* Auteur du livre La Saga d’Inga qui vient de paraître aux Éditions l’Harmattan, à Paris.