Les traités de libre-échange (1) sont très fréquemment présentés, dans les médias dominants, comme bénéfiques pour les deux parties qui les contractent. Signés entre des États supposés égaux, souverains et agissant au nom de l’intérêt général, ils appliqueraient rationnellement les conclusions des théories des sciences économiques relatives aux gains de la libéralisation du commerce international. Qu’en est-il en réalité ?
L’accentuation des inégalités
Nous soutenons, sans exagération et à regret, que la théorie économique dominante approche aujourd’hui du degré zéro de la pensée (2). Elle nie en effet jusqu’à l’existence de la crise, croit à l’autorégulation des marchés et prétend que l’insertion dans la mondialisation néolibérale, tenue pour inéluctable, permettrait à coup sûr de tirer profit de l’« ouverture », en opposant à ses critiques l’absurdité de l’autarcie – que personne ne veut. Elle fait ainsi oublier qu’il est possible, et souhaitable, de contrôler cette ouverture à l’échange par un ensemble d’outils à la disposition des États, allant de la protection des productions locales au contrôle des changes. Car si ce sont les États qui signent les traités de libre-échange, ces derniers sont effectivement mis en œuvre par des acteurs économiques qui ont des intérêts – et des pouvoirs – différents. Ces intérêts sont reflétés par les luttes politiques qui traversent les États et dans les rapports de forces qui orientent les multiples et complexes contradictions caractérisant le fonctionnement réel du système mondial capitaliste actuel.
Très généralement, les traités de libre-échange sont implantés grâce à des alliances politiques soudant élites (ou fractions d’élites) locales et représentants de la haute finance internationale – liés aux oligopoles bancaires et financiers mondiaux, encore essentiellement étasuniens. Ces accords peuvent ainsi être passés entre des pays présentant des économies à différences structurelles marquées, surtout lorsqu’il s’agit de traités associant un « petit pays » du Sud (qui peut être démographiquement très important, mais sans pouvoir économique significatif sur la scène internationale, comme le Nigeria, le Bangladesh, l’Indonésie ou la Colombie) et un « grand pays » du Nord (qui peut avoir une taille très réduite, mais disposer d’une monnaie de réserve mondiale, comme la Suisse). Ces différences structurelles concernent les stocks de capital, les niveaux technologies, mais surtout les taux de salaire (plus que de productivité du travail), tout comme les degrés de sophistication des législations (en matière agricole, notamment, avec l’existence de normes phytosanitaires à l’importation, en plus de mesures de dumping à l’exportation).
Différences qui sont parfois tellement prononcées que les traités aboutissent, le plus souvent, à une accentuation des inégalités entre les économies en question et, au sein de chaque pays, entre groupes sociaux. D’où un double phénomène de polarisation, lié à un double transfert de surplus : du Sud vers le Nord internationalement, des classes travailleuses aux élites dirigeantes internationalement (3).
La fragilisation des petites économies du Sud
De surcroît, les traités de libre-échange tendent à fragiliser les petites économies du Sud pour la raison fondamentale qu’ils substituent aux moteurs de croissance interne, actionnés par la demande intérieure, c’est-à-dire la consommation domestique et l’investissement national, des moteurs externes, orientés vers les exportations, mais à partir de systèmes productifs qui sont en général sous-compétitifs. En conséquence, ils exposent ces économies du Sud, extraverties et décentrées, à des « chocs exogènes », comme de fortes variations de la demande mondiale, des fluctuations de la monnaie nationale sur des marchés des changes où le dollar étasunien (même déprécié) demeure la devise clé, ou à des contagions de graves crises internationales. Ajouté à cela, on assiste dans certains cas, via l’alourdissement de l’endettement extérieur, à la conversion de régimes de promotion des exportations – que sont théoriquement ces traités – en régimes d’accumulation de capital financier.
L’un des exemples les plus spectaculaires est ici la Colombie, commercialement attachée aux États-Unis, où le traité de libre-échange a permis le gonflement exorbitant d’une « bulle financière » dans le secteur immobilier ; bulle qui a éclaté en 2008 et aggravé la crise endémique de ce pays. Mais les partisans de ce traité, en Colombie et aux États-Unis, continuent à l’heure présente d’en louer les effets positifs par l’essor prodigieux provoqué sur les exportations de… bananes calibrées ou de fleurs coupées ! Quel bel avenir à construire sur ces bases pour ce pays !
Au final, pour les économies du Sud, les résultats sont : leur enfermement dans une dépendance toujours plus contraignante vis-à-vis de la haute finance internationale, par la dette extérieure et l’imbrication de leur système financier dans ceux du Nord (en crise !) ; un emprisonnement des États du Sud – quelquefois même avec la bénédiction des élites dirigeantes locales – dans une spirale qui leur fait abandonner davantage de composantes clés de souveraineté nationale (dans les domaines alimentaire, monétaire, voire militaire) ; un entêtement des politiques anticrise néolibérales, qui piègent les formations sociales du Sud dans le sous-développement et la pauvreté de masse, en condamnant des pans entiers de leur économie, en déstructurant les agricultures paysannes, en bloquant la dynamique des industries, en saccageant au passage l’environnement, en démantelant les politiques sociales, en renonçant aux droits humains… et en faisant le jeu des obscurantismes en tout genre. Sans oublier l’accélération des transferts illégaux de surplus : corruption, fuites de capitaux, trafics jusqu’aux plus sordides…
Comprenons bien que les traités de libre-échange sont aussi et surtout les résultantes d’échecs. Échec d’abord de la globalisation néolibérale, en crise systémique, sans issue. Échec ensuite des négociations multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce, de plus en plus ouvertement contestée. Échec enfin des régionalisations au Sud conçues comme relais de la domination du Nord. Ainsi, en Amérique latine, les traités de libre-échange actuels sont des lambeaux, les dernières bribes qui restent du projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) (4) voulu par l’administration étasunienne pour étendre à l’« hémisphère occidental » dans son ensemble l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (Alena) et reproduire par là les dichotomies du système mondial. Un projet rejeté par la résistance des peuples du continent latino-américain, qui ont décidé de passer à la contre-offensive (5).
Il y a donc urgence à se mobiliser dans le monde entier contre ces traités de libre-échange, qui sont de puissants vecteurs de domination des pays du Nord et des courroies de transmission d’une globalisation néolibérale en déroute, mais que d’aucuns voudraient restaurer.
(1) « À qui profitent les traités de libre-échange ? » fut le thème d’un symposium, très réussi, organisé à Genève par le Centre Europe Tiers-Monde (Cetim) du 1er au 3 novembre 2012.
(2) Pour celles et ceux que la critique de l’économie dominante stimulerait : R. Herrera, 2010, Dépenses publiques et croissance économique, L’Harmattan ; et 2010, Un Autre Capitalisme n’est pas possible, Syllepse, Paris.
(3) Voir ici le rapport rédigé en 2008 pour la Commission des droits de l’homme de l’Onu, par R. Herrera et P. Nakatani, sur la dette des pays du Sud et de l’Est (référence : E/CN.4/2004/NGO/122).
(4) R. Herrera (2004), « Dangers de l’Alca et nécessité d’une alternative pour le développement », in Cahier de la Maison des sciences économiques de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Série rouge n° 22, mars.
(5) Lire : R. Herrera (2010), Les Avancées révolutionnaires en Amérique latine, Parangon, Lyon.