Auteur d’un essai novateur (1), le sociologue Razmig Keucheyan (2) fournit une grille de lecture originale pour saisir les enjeux de la crise écologique. Il entend démontrer que la question de la nature n’est pas exempte de domination et de rapports de force À travers l’exposition édifiante des scénarios capitalistes face au désastre environnemental, sa réflexion fait œuvre de futurologie critique remettant quelques pendules à l’heure. Entretien.
Tigrane Yégavian : Selon vous les inégalités environnementales constituent une donnée structurante des rapports de force politique à l’époque moderne. Sous-entendu que les conséquences néfastes du capitalisme ne sont pas subies au même degré suivant son origine sociale ou son appartenance ethno raciale. Pensez-vous que le projet de modification de l’article 1 de la Constitution française en faveur du respect de l’environnement est un geste porteur de perspectives ?
Razmig Keucheyan : L’environnement n’est pas affaire de « respect ». Sa surexploitation est inhérente à la logique du système dans lequel nous vivons depuis le 18e siècle, à savoir le capitalisme, en particulier sous sa forme industrielle. Le capitalisme consiste à transformer des ressources naturelles de toutes sortes en marchandises, et à les déverser sur les marchés. Plus le nombre de marchandises augmente, comme on le constate chaque jour autour de nous, plus les volumes de ressources naturelles captés et transformés sont importants. C’est la raison pour laquelle le capitalisme est intrinsèquement productiviste et consumériste.
Si donc on voulait vraiment « respecter » l’environnement, il faudrait mettre en œuvre des politiques anticapitalistes, de limitation de la marchandisation, et à terme se donner les moyens de sortir de ce système.
Inscrire l’enjeu environnemental dans la Constitution française peut être utile, si cela se traduit par des mesures concrètes. Malheureusement, depuis le début du quinquennat Macron, la fonction de Nicolas Hulot est essentiellement décorative. Au début du mois de juin, le gouvernement a par exemple autorisé Total à exploiter une raffinerie de « bio-carburants » basés sur l’huile de palme dans les Bouches-du-Rhône. Ses effets environnementaux seront désastreux (1).
Si le développement du capitalisme industriel est à l’origine de la crise et des inégalités environnementales, ce système produit cependant des « anticorps » pour y faire face. En quoi la financiarisation des risques climatiques via le système d’assurances amoindrit le choc des catastrophes et quelles sont ses limites ?
Comme l’avait bien vu Marx, le capitalisme est un système plein de contradictions, qui de ce fait traverse périodiquement des crises. Mais Marx avait sous-estimé la résilience du capitalisme, sa capacité à trouver des solutions aux crises – des solutions conformes aux intérêts des dominants bien sûr, pas à ceux des populations.
Ce qui vaut pour les crises économiques vaut pour la crise environnementale. Le changement climatique suscité par le productivisme et le consumérisme capitalistes génère un nombre croissants de catastrophes naturelles et de pollutions, de plus en plus coûteuses pour le système. Le capitalisme doit donc trouver des moyens pour atténuer ou amortir les effets de la crise climatique sur le taux de profit. La financiarisation des risques climatiques est l’un de ces moyens. Elle consiste à faire appel aux marchés financiers pour financer les dommages induits par les catastrophes naturelles et les pollutions, ce qui permet au passage aux opérateurs sur ces marchés de percevoir des bénéfices.
L’ennui est que la financiarisation des risques climatiques génère elle-même ses propres problèmes, car les marchés financiers sont sujets aux crises. Deux crises s’entremêlent par conséquent : la crise environnementale et la crise financière.
Il est surprenant de constater que parmi les acteurs de la génération de mai 68 on trouve des anciens de la gauche prolétarienne reconvertis à l’écologie politique. Quelle lecture sociologique donner à l’engagement d’un Cohn-Bendit ? La volonté de dépasser le clivage droite / gauche ?
Au sortir des turbulentes années 1960 et 1970, l’écologie a en effet offert la possibilité à nombre de gauchistes de se reconvertir et de se trouver une respectabilité. L’enjeu environnemental semblait transcender le traditionnel clivage gauche/droite. Mais ce clivage rattrape toujours ceux qui prétendent y échapper. C’est ce qu’illustre la trajectoire de Macron depuis un an. Plus personne aujourd’hui ne doute du fait qu’il est de droite, alors qu’il a été élu sur la promesse – le mensonge serait plus juste – du dépassement de ce clivage.
L’opposition droite/gauche est structurante dans la vie politique moderne. Elle ne repose pas sur des « valeurs », comme on l’entend trop souvent, mais sur des conflits relatifs à l’appropriation des ressources matérielles et symboliques, ce que les marxistes appellent la lutte des classes. Elle n’est donc pas près de disparaître…
Ce constat vaut aussi pour l’écologie. Il existe une écologie de gauche et une écologie de droite. La première soumet à critique les inégalités environnementales, le productivisme et le consumérisme ; et en appelle à des modes de vie émancipés de la logique du capital. L’écologie de droite, de son côté, préconise des solutions de marché au changement climatique, comme les marché carbone, et s’en remet à l’initiative individuelle et à la propriété privée pour régler le problème.
Du fait de l’accroissement des inégalités qu’elle suscite, la crise écologique induit des conflits armés de type nouveau. Comment les acteurs de la guerre intègrent ces nouvelles donnes ? Et pensez-vous que le système mondial optera pour de nouvelles formes de coopération pour faire face aux défis communs (migrations, terrorisme, sècheresses etc.) ?
La thèse des conflits « inter-impérialistes » chère à Lénine s’est avérée erronée, si l’on examine l’histoire mondiale de 1945 à nos jours. De nombreuses guerres ont eu lieu depuis la fin de la Seconde guerre. Mais il s’est agi de guerres par procuration (proxy wars), sans confrontation directe des grandes puissances. Sur ce point, c’est Karl Kautsky et sa théorie de l’ « ultra-impérialisme » qui ont été confirmés. Kautsky pensait que le développement du capitalisme donnerait lieu à des formes de coopération entre puissances.
Nous verrons combien de temps cette thèse s’avère vraie. A mon sens, l’écart de puissance entre les Etats-Unis et leurs rivaux potentiels, en termes militaires, économiques ou même démographiques (la Chine et la Russie sont en crise de ce point de vue) est tel qu’il est peu probable que des conflits de grande ampleur éclatent au 21e siècle.
Les « guerres vertes » ou « guerres du climat », c’est-à-dire les guerres pour l’appropriation de ressources naturelles en cours de raréfaction, ne changent rien à ce constat. Bien sûr, de nombreuses « guerres vertes » locales auront lieu. C’est en fait déjà le cas. Les belligérants auront l’appui plus ou moins affiché de telle ou telle grande puissance. Mais je ne vois pas la crise environnementale déboucher sur des conflits généralisés de type Première ou Seconde guerre mondiale dans un avenir prévisible.
Vous reprenez Walter Benjamin. « Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » en l’opposant à la forte résilience du système économique dominant. Doit-on comprendre que le capitalisme saura toujours s’adapter à la crise environnementale ?
Il ne faut jamais sous-estimer la résilience et les capacités d’adaptation du capitalisme. La gauche du 20e siècle a passé son temps à annoncer la crise finale de ce système, et c’est finalement elle qui est en crise terminale.
Cette phrase de Walter Benjamin veut simplement dire : la politique est toujours aux commandes. Le capitalisme est pétri de contradictions, mais celles-ci ne suffiront pas par elles-mêmes à engendrer un système alternatif. Les révolutionnaires, pensait Benjamin, doivent tirer profit de ces contradictions, et convaincre les populations qu’ils peuvent faire mieux que les capitalistes. La transition écologique, qui suppose une réorganisation en profondeur des processus économiques et de nos modes de vie, est l’occasion rêvée pour en faire la démonstration.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian
Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille Essai d’écologie politique La Découverte Poche 234p. 10,50 €
Razmig Keucheyan est docteur en sociologie et professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Il est l’auteur de Constructivsme. Des origines à nos jours (Hermann, 2007), d’une anthologie des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position (La Fabrique, 2012) ainsi que de Hémisphère gauche, cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, 2017, 3eéd..