Un réalignement majeur au Moyen-Orient ?
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Après avoir longtemps critiqué la politique américaine au Moyen-Orient, le président Donald Trump a tracé les contours d’une nouvelle approche de la région. Le mois dernier, son gouvernement a dévoilé sa nouvelle stratégie syrienne, marquant le passage d’une mission axée sur la lutte contre l’État islamique à une mission visant à contenir l’Iran. Mais ces nouveaux plans ne tiennent pas compte d’un défi crucial : les changements d’alignement dans la région, qui se sont intensifiés après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul.
Les alignements au Moyen-Orient ont depuis longtemps déplacé des plaques tectoniques. Pendant des décennies, les puissances régionales – en particulier l’Iran, l’Irak, Israël, l’Arabie saoudite et la Turquie – ont rivalisé pour maximiser leur puissance dans le contexte des interventions de la Russie, du Royaume-Uni et, plus tard, des États-Unis. Jusqu’à récemment, les États-Unis et leurs alliés régionaux – Israël, la majorité des États arabes du Golfe et la Turquie – étaient alignés contre l’Iran. Au lendemain de l’accord nucléaire iranien de 2015, il semblait certain que ces puissances régionales, soutenues par Washington, réussiraient à isoler les mollahs. Mais une myriade de facteurs nationaux, régionaux et internationaux se sont combinés pour déjouer ce statu quo de longue date. Le résultat le plus significatif de ces développements a été l’éloignement de la Turquie des États-Unis vers l’Iran et la Russie.
Plusieurs raisons expliquent l’alignement d’Ankara sur Téhéran et Moscou. Tout d’abord, l’accession de Recep Tayyip Erdogan à la présidence turque en 2014, qui a consolidé son pouvoir après plus d’une décennie comme Premier ministre, a marqué un changement dans la politique du pays. Erdogan a renforcé les factions religieuses et éloigné le pays du célèbre laïcisme d’Ankara, qui remonte à son fondateur, Kemal Atatürk, au début du XXe siècle. La vision du monde d’Erdogan partage de nombreux principes avec ceux de la République islamique et de la Russie. Comme Moscou et Téhéran, Ankara est aujourd’hui plus anti-occidentale qu’à aucun autre moment de l’histoire récente. En ce sens, la Turquie s’éloigne de l’OTAN et se tourne vers les deux puissances révisionnistes [les États dits “révisionnistes” s’opposent aux États de statu quo ; ce sont les pays qui n’acceptent pas leur place dans le système ou l’ordre international, comme la Corée du Nord, l’Iran, la Russie etc… NdT].
Les croyances d’Erdogan façonnent sa perception de l’ordre régional. Le président turc semble se considérer comme un sultan des temps modernes, l’héritier légitime des dirigeants sunnites. Il est même allé jusqu’à prétendre que son pays « est le seul qui puisse diriger le monde musulman ». Cela fait de la dynastie des Saoud moins un allié qu’un concurrent.
L’assassinat de Khashoggi n’est que le dernier d’une série d’événements qui ont exacerbé les tensions entre la Turquie et l’Arabie saoudite.
En effet, l’assassinat de Khashoggi n’est que le dernier d’une série d’événements qui ont exacerbé les tensions entre la Turquie et l’Arabie saoudite. Dans le clivage en cours dans le golfe Persique, où l’Arabie saoudite et ses alliés ont rompu les liens avec le Qatar (apparemment en raison de la politique étrangère affirmée et indépendante du Qatar, mais en réalité en raison des tensions croissantes découlant de l’approche saoudienne de l’Iran et de la guerre au Yémen), Ankara a rejoint Téhéran pour soutenir Doha. Pour la Turquie, l’État du Golfe était un allié important dont la vision régionale s’alignait sur la sienne. Les liens économiques entre les deux pays étaient également importants pour Ankara. Avant même la crise, la Turquie avait signé un protocole militaire avec le Qatar et ouvert sa première base militaire dans la région en 2015. Plus récemment, la Turquie a signé un accord pour l’achat de systèmes de missiles S-400 de fabrication russe, ce qui a incité le ministre américain de la Défense, James Mattis, à avertir la Turquie qu’elle devrait reconsidérer sa décision, car l’OTAN ne serait pas en mesure d’intégrer ces armes dans son ordre de bataille.
Ces événements se sont produits dans le contexte du conflit syrien, où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont restés unis par un partenariat de longue date, leur hostilité respective envers l’Iran et la guerre en cours au Yémen. Pour la Turquie, le lien Iran-Russie semble maintenant mieux convenir que l’OTAN. Ankara est préoccupée par la stabilisation de la Syrie, même si cela signifie que le président Bachar al-Assad reste au pouvoir. Cet objectif s’aligne sur les objectifs iraniens et russes. Moscou et Téhéran ont travaillé en étroite collaboration en Syrie – la Russie fournissant une couverture aérienne aux troupes terrestres de l’Iran – pour assurer à la fois l’emprise d’Assad sur le pouvoir et leur propre statut régional. Ces deux pays et la Turquie ont intérêt à préserver l’intégrité territoriale de la Syrie, ce qui pourrait les aider à éviter une éventuelle fragmentation régionale et une faillite de l’État qui pourraient déborder et menacer leur propre survie.
La Turquie semble également plus préoccupée par les Kurdes que par l’EI, autre facteur qui l’aligne davantage sur l’Iran et la Russie que sur les États-Unis et l’Arabie saoudite. L’Iran est peut-être mieux placé que les États-Unis et l’OTAN pour aider à apaiser les inquiétudes de la Turquie concernant l’avenir des Kurdes. Bien qu’apparemment aucun parti ne souhaite voir les Kurdes se dissocier de leurs États respectifs, l’Iran – comme la Turquie – semble se sentir gravement menacé par une population kurde autonome. Pour l’Iran comme pour la Turquie, le démembrement de la Syrie et une scission kurde du pays pourraient conduire à une pente glissante qui encouragerait leurs populations kurdes et constituerait une menace pour leur intégrité territoriale et leur unité nationale.
La présence résiduelle de l’EI, quant à elle, fournit au quatuor Ankara-Téhéran-Moscou-Damas une excuse pour maintenir leurs armées actives sur le théâtre. Cela ne veut pas dire que ces capitales ne perçoivent pas légitimement l’EI comme une menace. En fait, Erdogan est même en train de resserrer ses liens avec Tahrir al-Sham, un groupe terroriste lié à Al-Qaïda, principalement actif en Syrie et comptant environ 10 000 combattants. Le groupe, semble croire Erdogan, peut être dirigé contre les Unités de protection du peuple (YPG), une milice kurde que les Turcs considéreraient comme renforcée par les efforts américains et saoudiens en Syrie.
Certes, l’Iran, la Russie et la Turquie nourrissent encore une certaine méfiance les uns envers les autres. Et leur méfiance est enracinée dans une histoire de rivalité. Après tout, les trois pays se sont affrontés dans des guerres dévastatrices et se sont disputés le pouvoir dans la région. En même temps, ils ont actuellement un certain nombre d’intérêts communs et de perceptions communes des menaces, ce qui les amène à travailler en étroite collaboration dans plusieurs domaines, notamment dans les domaines militaire et économique.
CE QUE CELA SIGNIFIE POUR WASHINGTON
Dans le bourbier géopolitique du Moyen-Orient, la Turquie semble être la grande gagnante, profitant de ce réalignement pour améliorer son image dans le monde musulman en tant que nation leader prête à tenir tête à l’Arabie saoudite, dont les relations plus étroites avec Israël et le rôle de premier plan dans la guerre désastreuse au Yémen ont terni la réputation. Ankara semble jouer sur les deux tableaux du conflit syrien, peut-être dans le but de maximiser son influence dans les négociations futures. En effet, le succès de la politique syrienne des États-Unis dépend en partie de la Turquie. En conséquence, Washington devrait comprendre les principaux objectifs régionaux d’Ankara et évaluer la capacité de l’OTAN à prévenir un changement indésirable dans l’équilibre régional des pouvoirs.
L’apparent réalignement de la Turquie affectera probablement la nouvelle campagne américaine en Syrie et la viabilité de la politique de Washington au Moyen-Orient dans son ensemble. Face à cette évolution, les États-Unis devraient envisager d’utiliser leur siège à la table des négociations pour montrer qu’ils ont à la fois les moyens et la volonté politique de contribuer à une Syrie stable. Ils devraient indiquer qu’ils peuvent être un intermédiaire honnête – même si ce serait probablement une pilule difficile à avaler, étant donné que presque tout accord de paix viable laissera Assad en place. Assad a commis d’innombrables atrocités, y compris l’utilisation d’armes chimiques contre son propre peuple, mais les perspectives que les États-Unis le chassent du pouvoir sont de plus en plus ténues. Plutôt que de se concentrer sur la destitution d’Assad, l’administration Trump devrait examiner la situation dans son ensemble et protéger les intérêts américains dans la région. Il est essentiel que la Syrie ne puisse pas rester un refuge sûr pour les groupes terroristes internationaux qui planifient des attentats dans le monde entier – comme ils l’ont fait récemment avec des complots déjoués contre l’Allemagne et les Pays-Bas.
Alors que les rapports sur les événements entourant la mort de Khashoggi devenaient de plus en plus horribles, l’Arabie saoudite a fourni 100 millions de dollars aux États-Unis pour aider à stabiliser la Syrie. Mais il semble que Riyad ne sera pas en mesure de se sortir de cette situation. Cet argent pourrait suffire à prolonger les relations commerciales entre les États-Unis et les Saoudiens un peu plus longtemps. Mais il ne fera pas grand-chose pour arrêter la dynamique d’un paysage géopolitique en rapide mutation, dans lequel l’Iran, la Russie et la Turquie émergent comme un bloc cohérent. L’alignement de ces trois pays – enraciné dans des intérêts communs en Syrie – pourrait transcender ce théâtre spécifique et conduire à un réalignement plus fondamental du pouvoir dans toute la région, avec des conséquences à long terme pour les États-Unis.
Source : Foreign Affairs, Colin P. Clarke & Ariane M. Tabatabai, 31-10-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.