Pendant six jours, du 7 au 12 octobre, Erevan, la capitale de l’Arménie a reçu les délégations de 84 pays, dont une quarantaine de chefs d’Etat qui ont participé au XVIIème Sommet de la Francophonie dont le thème était cette année : » Vivre ensemble ». Le Sommet a eu lieu dans l’immense complexe pour sports et concerts Karen Demirdjian, sorte d’aigle architectural posé sur la colline de Dzidzernagapert, là où se trouve également le monument commémoratif du génocide de 1915.
Délégués, journalistes, attachés de presse, ministres et présidents, jeunes volontaires, ce sont plusieurs milliers de personnes qui ont pris part au Sommet et aux événements connexes comme le Forum économique, les Assises de la presse francophone, l’exposition internationale d’art contemporain, et le Village de la Francophonie.
Très prisé du grand public, ce Village de la Francophonie alignait des stands de toiles curieux, comme en forme de campements bédouins, dressés en demi-cercle à l’arrière de l’Opéra. Stands de l’Arménie, de la France, la Suisse, la Belgique, le Sénégal, le Liban, le Cameroun, de Chypre, de la Pologne, la Côte d’Ivoire, Abidjan, Madagascar, Maurice, du Rwanda, du Togo, ou encore des Emirats, du Bénin, du Canada, tous venus présenter des aspects de leur culture et de leur action dans la Francophonie.
Au sixième et dernier jour de ce grand rassemblement de la Francophonie, le soir descendu sur l’Opéra d’Erevan, les lumières de ce Village éphémère de la Francophonie éteintes, on a replié les chapiteaux. Une voix allait s’éteignant aussi : « Viens voir les musiciens, voir les magiciens, voir les comédiens «.
Et le Sommet de la Francophonie bouclé, il était donc temps d’engager une réflexion, essayer de comprendre ce que recouvre cette rencontre internationale. Parce que la plupart des gens à qui j’ai posé la question : « savez-vous ce qu’est la Francophonie ? » ont invariablement répondu qu’ils n’en savaient rien ou presque. C’est ce vide que nous avons modestement voulu contribuer à combler.
B
ien des questions jaillissent en effet dès qu’on veut comprendre ce qu’est l’Organisation Internationale de la Francophonie, l’OIF, les instances qui la composent et leur fonctionnement.
De quoi s’agit-il ? Quel est le sens de cette organisation de la Francophonie ? Qui sont les principaux acteurs, quels sont les objectifs et les budgets ? Quelles sont les perspectives ? Qu’est-ce que cela recouvre surtout ?
Pour ce qui concerne le fonctionnement de l’organisation elle-même, sur quels résultats de gestion et de politique les chefs d’Etats et de délégations ont-ils jugé le travail accompli durant quatre ans par la secrétaire générale sortante, la canadienne Michaëlle Jean, qui fut lâchée le 9 octobre en rase campagne par les responsables politiques de la Confédération du Canada, ses soutiens originels ?
De quelles tractations politiques l’élection de l’impétrante inattendue, Mme Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires Etrangères du Rwanda, est-elle l’aboutissement ? A-t-elle une chance de redorer l’image du régime du Rwanda ? Ses actes seront-ils en accord avec ses déclarations de principe ?
Examinons ces aspects au travers de certains documents disponibles, c’est-à-dire notamment le site de l’OIF, la presse, les discours de chefs d’Etat, des secrétaires générales, et les conférences de presse, puisqu’à tout le moins l’OIF ne brille pas, jusqu’à présent, par un désir effréné de communiquer ni de mettre en place une transparence par l’information.
Aux sources de la Francophonie
Dans son ouvrage de plus de 800 pages « France, Algérie et colonies » paru en 1886, le géographe Onésime Reclus (1837-1916), insiste, en inventant les mots francophone et francophonie, sur le caractère linguistique du liant que représente la langue, un concept nouveau pour l’époque au regard de l’appartenance ethnique, religieuse ou de critères économiques.
Onésime Reclus estime la population mondiale en fin du XIXème siècle à 1,6 milliard d’humains approximativement, sur lesquels il dénombre 48 millions de locuteurs du français qu’il englobe dans ce qu’il appelle la francophonie, entendue comme un nom commun. Il écrit, p. 424 de son ouvrage, qu’il faut, bien entendu, resituer dans son contexte de colonialisme, : » …car l’humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques; elle n’aura d’attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles. Ce sont là tous nos voeux, et dores et déjà nous renonçons pour notre chère et claire langue à son ancienne hégémonie. Nous ne la regrettons même pas. »
Et plus loin le savant ajoute : « A la royauté du français nous devons la moitié de notre colossale ignorance. Tous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu’on veut bien nous traduire. »
« C’est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaignés par lui ». Et Onésime Reclus poursuit : « Quand le français aura cessé d’être le lien social, la langue politique, la voix générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour « universels », car sans doute il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, de l’étendue d’esprit et plus d’amour pour notre français. »
« Comme nous espérons que l’idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l’Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise : « Aimer les autres, adorer la sienne ! »
J’ai cru utile ce préambule, même s’il peut paraître un peu long. Vous ne le trouverez pas sur le site de la Francophonie et pourtant il devrait vous permettre d’en saisir l’essence. Et il donne à lui seul une idée de la dimension des géographes de l’époque comme Malte-Brun ou même Elisée Reclus, un des frères d’Onésime, tous écrivains d’une simplicité cristalline et de grande envergure.
100 ans de gestation pour un mille-feuilles !
Pour ce qui est de définir la Francophonie aujourd’hui, telle qu’elle a été initiée en organisation internationale, on peut parler d’une gestation lente à travers les créations successives d’associations et d’institutions, d’abord depuis les années vingt jusqu’aux années quatre-vingt, pour arriver ensuite à 1986, au premier Sommet de la Francophonie à Versailles, sous la présidence de François Mitterrand, juste cent ans après la parution de l’ouvrage de Reclus.
La longue suite des institutions qui ont fini par donner naissance à la Francophonie débute en 1926 avec une Association des écrivains de langue française. En 1950, des journalistes se regroupent dans une Union internationale des journalistes et de la presse de langue française devenue aujourd’hui Union de la Presse Francophone.
Puis après guerre, en 1955, se fonde une Communauté des Radios publiques francophones avec Radio France, Radio suisse romande, Radio canada et la Radio belge francophone. En 1960 s’institutionnalise la Conférence des ministres de l’Education (Confémen), avec une quinzaine de pays, suivie, en 1961, de l’Association des universités qui deviendra, en 1999, l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF), qui comprend 677 établissements d’enseignement supérieur et de recherche répartis dans 81 pays.
En 1967, le mouvement s’élargit aux parlementaires qui lancent leur association internationale, devenue l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie (APF) en 1997. Elle regroupe actuellement 65 parlements et 11 observateurs. La Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports (Conféjes), créée en 1969, est, avec la Confémen, la deuxième conférence ministérielle permanente de la Francophonie.
Cerise sur le gâteau, ou plutôt le mille-feuilles, la Conférence francophone des organisations non gouvernementales, ONG, et des organisations internationales non gouvernementales, OING, dont la XIe Conférence s’est tenue à Erevan du 12 au 14 septembre derniers et qui consacre une nouvelle étape dans les relations entre l’OIF et la société civile : 127 ONG et OING sont en effet accréditées auprès de la Francophonie.
J’oubliais l’intrument le plus important, la télévision TV5Monde, une chaîne de télévision généraliste francophone internationale, créée en 1984, détenue par des sociétés audiovisuelles publiques de France, de Belgique, de Suisse, du Canada et du Québec.
TV5 Monde est l’un des trois plus grands réseaux mondiaux de télévision. Elle diffuse 9 signaux régionalisés distincts, ainsi que deux chaînes thématiques dédiées à l’Art de vivre (Style HD) et à la Jeunesse (Tivi5monde).
Trop d’instance tue l’instance
Le Sommet de la Francophonie est assisté de la Conférence Ministérielle de la Francophonie où siègent, une fois par an, les ministres des Etats membres et du Conseil Permanent de la Francophonie constitué des représentants personnels des chefs d’État ou de gouvernements participants, présidé par le secrétariat général. On voit bien que l’ensemble de l’édifice Francophonie ne brille pas par sa simplicité.
Les objectifs principaux de toutes ces organisations sont de promouvoir la langue française, la diversité culturelle et linguistique, la paix, la démocratie et les droits de l’Homme, l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche, développer la coopération au service du développement durable. Çà sonne comme une litanie, mais dans les faits, cette profession de foi est la vitrine de la politique française d’aide et de développement au plan international. Cependant, à terme, une simplification est inévitable par le regroupement de certaines instances de l’Organisation de la Francophonie de façon à être plus efficace et compréhensible.
Quand le budget n’est pas perdu pour tout le monde
Mais quels sont les budgets de l’OIF et de TV5Monde, qui sont pratiquement équivalents ? Etonnamment, quand on consulte le site de l’OIF, on ne trouve, au chapitre budget, que des chiffres vieux de la période 2010-2013, et qui donnent le budget annuel de l’OIF à 85 millions d’euros, dont plus de 75% consacrés à la mise en œuvre des programmes, le quart restant, soit plus ou moins 21 millions d’€uros étant apparemment dévolu au fonctionnement et aux frais de personnel (environ 300 personnes).
On nous explique que les dépenses de la Francophonie sont réparties entre ses différents champs d’activités : mais à quoi correspondent les concepts de langue française, de diversité culturelle et linguistique, comment sont répartis les éléments du budget, on n’en saura rien, même pour les budgets précédents.
Une source canadienne fait état d’un déficit équivalent de 2,75 millions d’Euros sur le budget 2017 de l’OIF, lequel se situerait à hauteur de 106-107 millions d’Euros. La même source rapporte que les comptes de gestion de l’OIF et du Fond Multilatéral Unique FMU, outil financier interne, ont été contrôlés par la Cour des Comptes du Maroc, désignée comme auditeur externe, à Dakar, en novembre 2014, par la Conférence ministérielle de l’OIF.
Une publication de Montréal affirme à propos de la secrétaire générale en poste de 2014 à 2018, Mme Michaëlle Jean : « on a parlé de coûts d’aménagement d’un demi-million de dollars dans son appartement de fonction à Paris ». Et Mme Jean a immédiatement dénoncé une campagne de « salissage » à son encontre.
Francophonie et navigation…à vue
Une autre information parle du projet Hermione dont le coût, selon un article de Jeune Afrique, daté de fin décembre 2017, était estimé à 250 000 €. Le Canada et le Québec, se seraient fortement opposés au projet qui a d’abord été stoppé par deux commissions de l’OIF réunies exceptionnellement. Mais il a finalement eu lieu grâce à une « réallocation budgétaire », en clair on a puisé dans le fonds de réserve de l’OIF qui serait de l’ordre de 35 millions d’€uros.
Le projet Hermione, du nom de la réplique du fameux voilier de La Fayette, est un partenariat noué entre l’association propriétaire du voilier et la Francophonie, dans lequel le voyage 2018 de ce bâtiment est intitulé « Libres ensemble de l’Atlantique à la Méditerranée ». Il a embarqué en juin dernier quelque 100 jeunes issus des pays de la Francophonie au titre de gabiers.
On aimerait bien connaître le bobo, communicant d’enfer, qui a soufflé cette fausse bonne idée de com s’il en est, laquelle consiste à embarquer une centaine de jeunes sur un voilier. Comme image de coopération en direction de pays en voie de développement, on pouvait, à tout le moins, imaginer d’autres perspectives. Car on voit mal en quoi cette péripétie fait partie des objectifs premiers de l’OIF et surtout on saisit difficilement dans quel plan général d’action et de communication çà peut bien entrer !
Enfin la transparence ?
Le Journal de Montréal a tenté d’en savoir plus sur la gestion de la Francophonie. Il affirme, dans une édition datée du 12 octobre 2018, s’être vu refuser l’accès aux états financiers de l’OIF début 2017. A l’époque, le porte-parole de Michaëlle Jean, la secrétaire générale en poste de 2014 à 2018, avait déclaré : » La volonté de transparence n’autorise cependant pas à diffuser des documents qui ne sont pas du domaine public ». Mais, à Erevan, pendant une séance préparatoire, le Conseil permanent de la Francophonie (CPF) a adopté de nouvelles règles de transparence, amenant ainsi l’OIF à dévoiler désormais ses informations financières, dont les dépenses et la rémunération de sa secrétaire générale. Le changement de cap aura-t-il vraiment lieu dès 2019, lorsque Mme Louise Mushikiwabo, nouvelle secrétaire générale, aura rejoint Paris ?
Selon que vous serez puissant ou misérable
Sur le plan de la contribution des Etats, la disparité frappe. Le principe est que les Etats contribuent à l’Organisation Internationale de la Francophonie en proportion de leur richesse nationale. Mais le résultat est que la France est et a toujours été le plus gros contributeur à la fois au niveau de l’organisation et de son lourd instrument de communication TV5Monde. Tandis que d’autres Etats membres, le Rwanda par exemple, régularisent leur situation après être restés plusieurs années sans payer.
Mais les contributions statutaires sont insuffisantes à faire marcher cette lourde machine qu’est la Francophonie. Il faut chercher d’autres moyens de faire rentrer de l’argent.
On a donc appris à l’issue du Sommet que l’OIF a signé une Convention de financement avec la Principauté de Monaco, portant sur sa programmation 2019-2022. Mais bien évidemment, on n’en saura pas plus. Sur quels sujets porte la programmation, quel est le montant de la Convention, quelles sont les raisons politiques et économiques qui amènent Monaco à s’impliquer financièrement d’avantage dans l’OIF? Or, ce paradis fiscal, selon un numéro de l’hebdomadaire économique Challenges de juin dernier, a renoncé au secret bancaire mais reste néanmoins une place d’évasion fiscale parce que l’impôt sur le revenu y est inconnu. Et ce qu’on ne sait pas plus, c’est le statut de cette convention, et si elle dans ou hors budget de l’OIF.
TV5Monde : Une audience planétaire plutôt limitée
Quant à TV5Monde, cette chaîne communique ses chiffres, puisqu’il s’agit d’une société basée en France; elle tourne sur un budget 2018 consolidé de 112,5 millions d’€uros dont environ un quart de part salariale. Elle annonce une audience cumulée hebdomadaire de 60 millions de téléspectateurs. Sans doute les mesures d’audiences sont, pour un tel media, particulièrement difficiles, car on se trouve pratiquement à l’échelle planétaire. Mais si on admet ces chiffres, alors on s’aperçoit qu’ils représentent une audience de 8,5 millions de personnes par jour, soit, sauf erreur ou omission, en terme de pourcentage, 2,83 %, et le commun des mortels se dit : » tout çà pour çà ? ». Le côté encourageant, c’est que de grands progrès sont possibles.
Mais quand on y regarde de plus près, le budget cumulé OIF plus TV5Monde dépasse de peu les 200 millions d’€uros pour une institution transcontinentale qui regarde aujourd’hui 300 millions de personnes et devrait concerner entre 450 et 700 millions d’individus d’ici la fin du siècle.
A titre de comparaison, les Nations-Unies ont voté pour la période 2018-2019, un budget de 5,4 milliards de dollars (+/- 4,65 milliards d’Euros), soit presque 12 fois le budget de la Francophonie. Que peut-on en déduire ?
On objectera que la Francophonie ne représente que 4% de la population mondiale et que par conséquent le budget actuel est proportionnellement supérieur à celui des Nations Unies. Ce serait oublier qu’en l’occurrence il y a des seuils d’efficacité. A titre d’information, sachez que le groupe de la Banque Mondiale annonce pour son exercice 2018, clos en juin, 66,8 milliards de dollars d’engagements sur des objectifs similaires.
Le dessous des cartes
Mais il y a encore un long chemin avant de comprendre comment s’ordonnancent les arcanes de l’usine à gaz nommée Francophonie. La langue française se révèle en vérité bien plus qu’un liant culturel, elle est d’abord le meilleur moyen de faire rayonner et de définir l’aire d’application de la politique de la France en matière de développement. Cette politique, lorsque c’est possible, et c’est de bonne guerre, doit aussi bénéficier aux entreprises françaises.
En réalité, la France dispose d’un instrument financier efficace pour assurer sa présence sur 109 pays, notamment par Francophonie interposée. Il s’agit en fait d’une société de financement, l’Agence Française de Développement AFD, qui met en œuvre la politique définie par Paris, officiellement pour combattre la pauvreté et favoriser le développement durable. Présente en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique Latine, dans les Caraïbes et l’Outre-mer, elle accompagne des projets d’amélioration des conditions de vie des populations, et soutient la croissance économique. L’AFD dispose de 2500 collaborateurs, 85 agences dans le monde, accompagne 3600 projets. Elle se trouve en partenariat avec la Caisse des Dépôts et Consignations afin de « permettre à la France de se doter d’un dispositif de financement du développement durable, puissant, cohérent, sur son territoire comme à l’international », explique son directeur général.
Les chiffres 2017 de l’AFD font ressortir en engagements 4 milliards d’€uros de prêts aux Etats, 4,3 milliards aux Entreprises et collectivités, 1,5 milliard de subventions aux ONG et 0,6 milliard de garanties et participations. Profitant du « rating » de la France qui lui est appliqué par les agences de notation internationales, l’AFD a notamment levé, pour 2017, 6,2 milliards sur les marchés, emprunté 160 millions et bénéficié de 890 millions de crédits budgétaires de la part de l’Etat. Son bilan, de 40 milliards, donne un résultat de l’exercice 2017 à 313 millions d’Euros. Au total, ce sont 10,4 milliards d’€uros d’encours que l’AFD a géré sur 2017 ! On ne saurait reprocher à la France de lutter contre la pauvreté en dégageant du bénéfice, à ce niveau là c’est du grand art.
Et en haut de la pyramide, 23 banques avec vue sur la planète
Mais il y a plus intéressant encore. En 2011, l’AFD devient membre fondateur du club IDFC, International Development Finance Club, qui réunit 23 banques nationales, régionales et bilatérales de développement dont la TSKB turque, la Banque brésilienne de développement BNDES, la Sidbi indienne, la CDG caisse des dépôts et gestion marocaine, la DBSA, Banque de Développement d’Afrique du Sud, la Cofide péruvienne, la CDB de Pékin, la KFW allemande, la Corporation islamique pour le développement du secteur privé, ICD, et la Jica japonaise. Petite particularité, le site de l’IDFC est uniquement en anglais.
L’IDFC engage chaque année l’équivalent de 95 milliards d’€uros de financements « verts » et climat, ce qui en fait le premier bailleur public mondial des transitions énergétique et écologique. Elle est présidée depuis octobre 2017 par Rémy Rioux, 49 ans, haut fonctionnaire, également président de l’AFD.
la bataille pour le secrétariat général
Les dimensions des éléments en jeu dans, par et pour la Francophonie vous donne sans doute une idée de l’âpreté du combat qui a eu lieu pour se saisir du secrétariat général de la Francophonie.
La tenante du titre, Michaëlle Jean, aurait bien voulu faire un second mandat. Mais elle a compris que le jeu était plié quand déjà, le 7 octobre, le Conseil permanent de la Francophonie, réuni sur les lieux du Sommet, adoptait une politique de consolidation de la transparence de l’OIF. Traduit en clair, si on adoptait la transparence c’est qu’auparavant elle n’existait pas ou pas assez et que ce manque était la cause de cette résolution. Et qui d’autre que le secrétariat général pouvait en être responsable ?
Pour sa défense, Mme Michaëlle Jean, secrétaire générale sortante, a rédigé un memorandum de 17 pages sur son action politique, diplomatique et économique. Ce document en dit long sur la conception de la communication qui a prévalu à l’OIF. Il faut arriver à la page 7 avant de trouver la première info tangible. Dans un ordre dont on a du mal à saisir le sens, Mme Jean examine pêle-mêle la situation au Burundi, en Thaïlande, en République démocratique du congo, au Rwanda, au Cameroun, à Madagascar, en Guinée-Bissau, au Congo, en Haïti, au Cambodge, au Mali, et en République Centrafricaine.
Dans son discours d’ouverture du Sommet le 11 octobre, Mme Jean frise la pédanterie en citant Tocqueville, on sent qu’un de ses faire-valoirs a pompé la citation dans un dictionnaire ad hoc. Ce n’est pas mieux quand elle cite Senghor, çà tombe à plat. Pourquoi ne pas être naturelle ? Et plus loin, sentant que les carottes sont quelque peu cuites, elle tente d’entraîner les chefs d’Etat à sa suite en affirmant que son bilan est aussi leur bilan.
Tout le reste de ce discours sombre dans la platitude quand, tout à coup, s’étant sans doute donné du courage à coup de cognac arménien avant de monter au pupitre, elle s’exclame : « Somme-nous prêts à accepter que les organisations internationales soient utilisées à des fins partisanes, alors que nous avons besoin, comme jamais, de nous unir dans un multilatéralisme rénové et volontaire pour trouver des réponses et des solutions transnationales à des menaces et des défis désormais transnationaux ? »
« Sommes-nous prêts à accepter que la « démocratie » les « droits » et les « libertés » soient réduits à de simples mots que l’on vide de leur sens au nom de la real politique, de petits arrangements entre Etats, ou d’intérêts particuliers alors que cette aspiration légitime à plus de liberté, plus de justice, plus de dignité, plus d’égalité est une aspiration universelle, portée toujours plus énergiquement par les jeunes et par les femmes. »
les analystes du Canada vent debout
Ces déclarations ont été sévèrement analysées au Canada, notamment par Jocelyn Coulon, conseiller politique principal du ministre des affaires étrangères en 2016-2017, chercheur à l’Université de Montréal, qui a dit, dans une libre opinion publiée sur les sites LA PRESSE+ et lapresse.ca : « Il y a quatre ans, les Africains avaient présenté quatre candidats au poste de secrétaire général de la Francophonie. Devant cette cacophonie, la candidature de la seule femme en lice, Michaëlle Jean, soutenue par le Canada, était devenue séduisante et avait emporté la décision. Cette fois-ci, plus question de répéter la même erreur. »
Le politologue a poursuivi, le 12 octobre, dernier jour du Sommet de l’OIF : » Elle (Michaëlle Jean) a donné l’impression lamentable de s’accrocher. ce qui a semé une certaine confusion, voire un malaise, et soulevé des interrogations sur la façon dont la Francophonie élit son chef. Et c’est la raison pour laquelle il faudra tirer des enseignements de cette élection »
Et d’ajouter : « Le processus de sélection et de nomination du secrétaire général est en crise, comme le démontre le psychodrame où a été plongé l’OIF pendant une semaine. Il faut le réformer pour le rendre plus transparent, ce qui donnera plus de crédibilité à l’élu ».
Quant aux analystes du débat télévisé le plus suivi au Québec, intitulé « La Joute », sur la chaîne LCN, les qualificatifs pour décrire l’«ultime plaidoyer de Mme Jean» n’ont pas été taillés dans la dentelle : «Malaisant», «revanchard», antidiplomatique». «On comprend très bien Mme Jean d’être choquée, de se sentir marginalisée, abandonnée, mais un moment donné, le leadership c’est aussi d’assumer et d’être à la hauteur de la fonction, a tranché l’analyste Emmanuelle Latraverse. Ce n’est certainement pas de lancer le Sommet sur le thème de la division.» Et pour l’analyste québécois Stéphane Bédard, Mme Jean semblait tout simplement tenter de «se donner un statut qu’elle n’a pas».
Une candidature controversée
Quant à elle, la candidature de Louise Mushikiwabo a suscité l’émotion au point que quatre anciens ministres chargés de la Francophonie ont publié une tribune le 13 septembre dernier dans « Le Monde » pour dénoncer « une décision incompréhensible qui met en péril des décennies de construction patiente d’un projet ambitieux. » Les 4 anciens ministres soulignent que l’OIF n’est pas la propriété de la France et estiment que la France n’aurait pas du imposer la candidature de Mme Mushikiwabo mais laisser les instances africaines décider elles-mêmes. Ils remarquent aussi que, par conséquent, les relations avec le Canada vont se compliquer.
On pourrait bien leur rétorquer que, ne disposant pas de toutes les données, ces anciens ministres parmi lesquels trois socialistes et un UDF, n’ont pas pu saisir dans son entièreté le sens de la démarche de l’Elysée pour qui la Francophonie n’est qu’une part de l’architecture d’influence de la France dans le monde.
On fait remarquer à l’Elysée que le plurilinguisme du Rwanda n’est pas à analyser comme un obstacle mais comme un fait qui n’est pas en contradiction avec la politique de la France. Le président Macron veut défendre la langue française sans tomber dans l’exclusion des autres, notamment les langues africaines.
Il n’en demeure pas moins que le Rwanda a remplacé le français par l’anglais en tant que langue obligatoire à l’école depuis 2008, rejoignant le Commonwealth. Paul Kagamé, le président rwandais, n’a nullement été gêné d’annoncer en anglais la candidature de sa ministre des affaires étrangères, Mme Mushikiwabo, au poste de secrétaire générale de la Francophonie à Paris en mai. Et, selon Reporters sans frontières, le Rwanda pratique « censure, menaces, arrestations, violences, assassinats » contre les journalistes qui osent dénoncer l’autoritarisme de ses dirigeants.
De plus, on objectera que Mme Mushikiwabo, accédant au secrétariat de la Francophonie, ne pourra naturellement pas faire comme si elle ne représentait que le Rwanda et devra forcément prendre en compte l’ensemble des pays concernés dont elle a reçu mandat.
Louise Mushikiwabo, vainqueur par KO debout
Louise Mushikiwabo, 57 ans, ministre des affaires étrangères du Rwanda depuis 2009, accèdera, début 2019, et pour 4 ans, au secrétariat général de la Francophonie grâce au soutien de la France et de l’Union africaine. Cette consécration est non seulement une volonté française mais aussi celle de nombreux pays d’Afrique parmi lesquels, en premier lieu, le Maroc. C’est ainsi que le Sommet de l’Union Africaine, début juillet dernier à Nouakchot, en Mauritanie, a entériné le soutien de l’Union à la ministre rwandaise.
Mais il fallait convaincre un à un les chefs d’Etat africains, et pour ce faire, Louise Mushikiwabo a entrepis sur plusieurs mois un périple durant lequel elle a rencontré les présidents de la Tunisie, du Niger, du Burkina Faso et de Côte d’Ivoire où il lui a été conseillé de mettre en place une feuille de route avec des projets précis pour la Francophonie.
Le résultat est que ses déclarations de principe s’affichent très différentes, si ce n’est en contradiction avec les orientations de Michaëlle Jean qui aura tenu le poste de 2014 à 2018. « Chaque billet dépensé a son importance, il ne faut rien prendre à la légère. » a déclaré Louis Mushikiwabo lors de la conférence de presse finale du Sommet le 12 octobre. Ironie du sort, en 2014, selon le site afrikcaraibmontreal, dans un article daté du 4 octobre, l’OIF a accordé au Rwanda une réduction de 50% de sa contribution statutaire plus un étalement de règlement de ses arriérés. Et pourtant le compte du Rwanda est resté en souffrance de 2015 à 2018 pour une maigre contribution annuelle de 30 000 euros !
Quand Macron cuisine dans les couloirs de Bruxelles
L’irrésistible ascension de Mme Mushikiwabo a commencé le 23 février de cette année à Bruxelles, au cours du sommet sur le G5 Sahel en présence d’une trentaine de chefs d’Etat et des plus hauts représentants de l’Europe. Moussa Faki Mahamat, il y a peu ministre tchadien des affaires étrangères et présentement président de la commission de l’Union Africaine, rencontre le président français et son ministre des affaires étrangères.
Emmanuel Macron, qui avait insisté pour que ce sommet ait lieu pour négocier avec ses partenaires le fardeau militaire de la France en Afrique et en premier lieu au Mali, déclare alors tout de go à son interlocuteur tchadien son intention de proposer Louise Mushikiwabo pour le poste de secrétaire générale de l’OIF. Le Tchadien, fin diplomate, n’a pas repoussé l’idée. Il faut rappeler en effet, que les relations entre Paris et N’Djaména sont très proches puisque l’Etat-Major de l’opération Barkhane, opération militaire française de lutte contre le terrorisme au Sahel, a installé ses quartiers depuis 2014 dans la capitale tchadienne.
Moussa Faki Mahamat a même fait plus, il a directement soutenu la proposition de Macron auprès de Paul Kagamé, le président rwandais et président en exercice depuis janvier dernier de l’Union Africaine. Et c’est ainsi que Paul Kagamé, officiellement venu visiter l’expo Viva Technology porte de Versailles, s’est retrouvé à déjeuner le 23 mai dernier à l’Elysée.
Il apparaît donc clairement que la France, qui cherche à apaiser ses relations avec Kigali, a trouvé là un moyen d’aplanir, si faire se peut, ses relations tendues avec le Rwanda depuis le génocide de 1994. Car rien ne dit que la nouvelle secrétaire générale, qui n’avait pas jusqu’à présent brillé pas par son engagement pro-français, va se plier au desiderata de l’Elysée, qui compte bien, pourtant, dit-on, l’apprivoiser dans les vapeurs de la vie parisienne.
Elle a, parait-il, tenu à ce qu’on lui donne le titre de secrétaire générale élue sans qu’on sache par qui ni par combien de voix, puisqu’un consensus sur sa personne a réuni les chefs d’Etat du Sommet d’Erevan. Ainsi fut créée l’élection par consensus, une nouveauté juridique absolue.
La Francophonie a-t-elle un avenir à elle ?
Le Sommet de la Francophonie à Erevan aura donc été l’occasion de faire ressortir certains aspects des relations internationales et mieux comprendre les enjeux. On saisit l’importance de cette organisation intercontinentale puisque le Président de la République s’y implique en personne et que la gestion politique en est assurée au niveau d’un secrétariat d’Etat aux affaires étrangères dédié.
Dans ce contexte, on ne soulignera jamais assez le rôle de l’Agence française de développement, instrument financier efficace, au premier plan de la politique de la France en la matière. Emmanuel Macron, qui a doté l’agence de moyens dont elle n’avait jamais pu disposer, notamment en dons, a décidé en effet que, d’ici la fin de son mandat, le pays consacrerait 0,55 % de son PIB à l’aide publique au développement contre 0,38 % aujourd’hui. C’est ce qu’on pouvait lire dans une interview accordée par le directeur général de l’AFD, Rémy Rioux, au quotidien « Le Monde » daté du 18 septembre dernier.
Dévoilant un peu plus l’orientation politique de la France en la matière, on pouvait lire plus loin dans cette même interview : « Emmanuel Macron est en train de construire sur le développement une vision dont la force et la dignité sont égales à celles de la vision qui prévaut sur la sécurité et la défense. Il a annoncé un conseil national du développement à l’Elysée, comme il existe un conseil de défense. La politique de développement sera protégée par une loi d’orientation et de programmation budgétaire comme l’est la politique de défense par la loi de programmation militaire. Il s’agit de réaligner et de renforcer nos deux grands leviers d’action collective dans le monde. L’AFD est l’instrument de cette nouvelle priorité, au service du ministère des affaires étrangères et de l’ensemble du gouvernement. »
On aura saisi que la Francophonie est importante par la diplomatie mais réduite par le budget, à l’intérieur de la politique poursuivie par la France. Elle est un peu l’arbre qui cache la forêt du développement. Organisation internationale, elle n’a ni les coudées ni les moyens d’un Etat. Le nombre impressionnant de ses domaines de compétence et d’intervention est un frein à son efficacité. Pourtant, ses atouts ne sont pas négligeables, surtout dans le domaine universitaire. Mais avec globalement un budget total de pratiquement 200 millions d’€uros, elle ne dispose pas directement d’un instrument financier qui lui permettrait une efficacité du même type que celle que la Banque Mondiale exerce vis à vis des Nations-Unies. Où qu’elle se tourne, c’est la locomotive France qu’elle rencontre, en l’occurrence l’Agence Française de Développement et sa capacité d’encours de plus de 10 milliards d’€uros par an, capacité directement liée aux capacités financières de la France.
La Francophonie se caractérise donc finalement plus comme un forum de bons offices, réunissant des nations à langue commune, qu’un instrument actif et efficace comme on aurait pu le croire à la lecture de ses orientations, qui se révèlent finalement de l’ordre du voeu pieux.
Pourtant, on sent que l’ambition est là, car l’Organisation Internationale de la Francophonie présente beaucoup d’aspects qui pourraient en faire une institution plus efficiente. Mais on a l’impression que les Etats concernés ne voient pas la nécessité de lui donner une dimension autonome qui lui conférerait une autorité transnationale, la doterait d’un avenir à elle. On voit bien que, pour l’heure, la France et le Canada ne veulent rien céder de leur prérogatives, sinon ces deux plus importants contributeurs augmenteraient sensiblement leur participation de façon à muscler cette institution qui se résout à un club pour déclarations de bonnes intentions et une chambre d’enregistrement de la Grande Puissance France.
Et si la bataille de ce XVII ème Sommet de la Francophonie a révélé que le costume était manifestement trop grand pour Michaëlle Jean, rien ne dit que le même costume siéra davantage à la taille de Mme Louise Mushikiwabo. On aura déjà une petite idée dans deux ans, quand, à Tunis, on en sera au deuxième essayage.