Autrefois en rivalité avec la Côté d’Ivoire francophone pour le leadership régional, le pays s’est imposé, entre gendarmerie et business. Beaucoup, néanmoins, le voient comme un géant aux pieds d’argile.
L’histoire a finalement tourné au profit du Nigeria. Tous deux indépendants la même année 1960, la Côte d’Ivoire (en août) et le Nigeria (en octobre) s’étaient aussitôt positionnés l’un contre l’autre, par puissances coloniales interposées, revendiquant chacun un leadership dans une région d’Afrique occidentale encore fragmentée et tenue par des leaders aux égos surdimensionnés. Une guerre à distance, les deux pays n’étant guère voisins, qu’alimentait fortement la volonté de la France, ancienne puissance occupante en Côte d’Ivoire, de contrecarrer toute influence de l’anglophone Nigeria dans le pré carré français.
Quand la région nigériane du Biafra entreprend de faire sécession, Paris est en première ligne pour aider la rébellion, embarquant avec elle la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny. Les relations Nigeria-Côte d’Ivoire resteront longtemps marquées par cet épisode. Son unité recouvrée, le Nigeria s’imposera progressivement comme le leader de cette région ouest-africaine et centrafricaine presque exclusivement francophone, tandis que la Côte d’Ivoire, joyau de l’ancien empire colonial français, se fera attribuer par Paris un rôle de tête de pont de la lutte contre l’hégémonie nigériane dans cette partie du continent.
C’est ainsi qu’à la création, par le traité de Lagos de 1975, de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao, Ecowas en anglais, regroupant au début seize pays, du Nigeria à la Mauritanie), dont le siège est à Abuja, capitale fédérale du Nigeria, la France répondra en décidant la Côte d’Ivoire à réactiver l’ancien regroupement régional francophone, transformé en Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Au début, celle-ci regroupe exclusivement les pays francophones de la région utilisant comme monnaie commune le franc CFA arrimé au franc français, puis à l’euro, et géré par le Trésor français. Paris pouvait ainsi, continuer à garder son pré carré contre l’ogre nigérian, poids lourd de l’ensemble Cedeao.
Cette rivalité subsistera jusqu’au décès d’Houphouët-Boigny en décembre 1993 et l’entrée de la Côte d’Ivoire dans une zone de turbulences. Le cours de l’Histoire se trouvera profondément modifié en 2010, quand le Nigeria sera sollicité et encouragé par la France, engagée dans un bras de fer contre l’ancien président ivoirien Gbagbo, mauvais perdant de l’élection présidentielle, pour intervenir militairement en Côte d’Ivoire à travers la force militaire de la Cedeao appelée Ecomog (d’après son signe anglais Ecowas Cease Fire Monitoring group), et faire respecter la victoire d’Alassane Ouattara.
Principal pilier de cette force sous-régionale qui a compté jusqu’à 20 000 hommes du temps de la guerre du Liberia – où elle s’interposa entre belligérants de la guerre civile –, le Nigeria fera planer, tout au long des trois mois de crise postélectorale en Côte d’Ivoire, une épée de Damoclès sur le régime Gbagbo. Sous la pression conjuguée de la Cedeao et de l’Ecomog, de l’armée française et de forces ivoiriennes défendant la remise du pouvoir au président élu Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo sera arrêté et déchu. L’ancienne rivalité Nigeria-Côte d’Ivoire prenait ainsi fin, du moins provisoirement, consacrant l’influence du Nigeria, désormais courtisé par Paris pour son pétrole et la capacité de son armée, enfin sous la coupe de pouvoirs civils plus démocratiques. Abuja pouvait se projeter dans des opérations de maintien de la paix dans la sous-région et ailleurs, pour éviter à la France de se retrouver en première ligne.
Le nouveau pouvoir ivoirien s’est engagé dans une politique de solidarités régionales plus poussées, avec l’ambition de promouvoir un tandem Abidjan-Abuja au sein de la Cedeao. Ainsi, le temps n’est plus aux crispations diplomatiques, mais plutôt à la réalisation de projets communs d’intégration.
Le Nigeria aurait-il alors renoncé à ses ambitions hégémoniques en Afrique de l’Ouest et du Centre, région où son influence est comme « naturelle » et plus ou moins acceptée par tous ? On peut en douter. Fort de son positionnement géographique privilégié au carrefour de l’Afrique, de son poids démographique (150 millions d’habitants) et de ses richesses pétrolières (1er producteur d’Afrique et huitième mondial), le Nigeria nourrit de longue date l’ambition d’occuper une place centrale dans la résolution des conflits non seulement en Afrique subsaharienne et en Afrique de l’Ouest, mais aussi dans le reste du monde. En faisant évoluer, à partir de 1990, la mission originelle d’intégration économique de la Cedeao vers une mission de maintien de la paix, initialement au Liberia, puis en Sierra Leone et en Guinée-Bissau, le Nigeria, également investi dans un rôle de faiseur de paix jusqu’au Darfour soudanais, a clairement affiché ses ambitions de superpuissance régionale.
Quand a été envisagée une éventuelle réforme du Conseil de sécurité des Nations unies pour y faire siéger d’autres puissances régionales, le Nigeria s’est aussitôt positionné comme la puissance africaine incontournable, en lutte avec l’Afrique du Sud qui nourrit également la même ambition. La diplomatie africaine du Nigeria s’active désormais sur ce dossier pour rallier à sa cause le maximum de pays du continent. Ce qui a eu au moins un mérite : pousser à plus d’humilité un personnel diplomatique souvent critiqué pour son arrogance.
Les leviers de l’influence du Nigeria en Afrique francophone et au-delà ne se limitent pas à la politique et à la diplomatie. Le leadership nigérian est aussi économique. Première économie d’Afrique de l’Ouest et du Centre, le pays dispose de grandes entreprises et de banques dotées d’une puissance financière adéquate qui n’hésitent plus à s’internationaliser, généralement en direction des pays d’Afrique de l’Ouest du Centre. Des groupes comme Union Bank of Africa (UBA), Diamond ou Acces Bank sont désormais présents dans plusieurs pays de la zone. Le richissime homme d’affaires Dangoté est également implanté dans la région.
Mais ces réseaux formels restent bien moins développés que les relations commerciales informelles qui drainent l’essentiel du commerce régional. Dans un espace où les organisations économiques sous-régionales se chevauchent, avec parfois des objectifs contradictoires et une bureaucratie pesante, les populations ont développé depuis longtemps des échanges transfrontaliers particulièrement florissants. Le commerce de bétail ou de céréales – avec notamment le Tchad et le Niger –, dense et déterminant pour de nombreuses communautés locales, mais largement informel, en constitue une illustration. De même que celui avec le Cameroun voisin qui s’est développé, en dépit de la guerre autour de Bakassi, aujourd’hui réglée par la rétrocession de cette presqu’île à Yaoundé suivant un jugement de la Cour internationale de justice.
Avec les nombreuses diasporas nigérianes particulièrement industrieuses ayant investi les pays de la région occidentale et centrale du continent, ce sont autant de canaux qui alimentent l’influence d’Abuja.
Le rayonnement de sa production audiovisuelle (troisième producteur de films au monde) assure aussi l’influence du Nigeria en Afrique subsaharienne, même francophone, où les séries confectionnées à Nollyhood sont prisées des téléspectateurs (voir article p. xx).
L’influence réelle du Nigeria dans les pays francophones reste toutefois limitée. Si elle est déterminante dans un pays comme le Bénin, dont l’économie dépend largement des politiques économiques mises en place par Abuja (on a vu le président nigérian intervenir personnellement au Bénin lors de la présidentielle de 2011 pour apporter sa caution à la réélection controversée de Boni Yayi), elle reste anecdotique dans d’autres. Au sein même des populations de la région, le Nigeria est plutôt raillé comme un géant aux pieds d’argile. Son image reste brouillée par les années d’anarchie, les conflits entre musulmans et chrétiens récurrents, les rapts meurtriers dans le delta du Niger et la mauvaise gouvernance des dernières décennies.