En multipliant les attentats meurtriers contre les chrétiens ces derniers mois, la secte Boko Haram a suscité une vive inquiétude au Nigeria et ailleurs. Pas au point de déstabiliser un État fédéral qui en a vu d’autres.
« L’enfer, c’est les autres. » Dans le nord-est du Nigeria, « les autres » sont les membres de la secte Boko Haram. Personne, ni chrétiens ni musulmans, ne se reconnaît dans ce groupuscule de fondamentalistes armés, qui sème la terreur au moyen d’opérations commandos, laissant derrière lui de nombreux morts et blessés. Cette secte, dont le nom à lui seul est tout un programme puisqu’il signifie « l’éducation (occidentale) est un péché » peut-elle devenir le ferment d’une déflagration majeure sur le sol nigérian ? Pas sûr.
D’abord, il s’agit d’un très petit nombre d’activistes : Boko Haram comprendrait à peine 300 combattants permanents. Leurs sympathisants sont estimés à environ 300 000 répartis sur les dix-neuf États du Nord (1), ainsi qu’au Niger et au Tchad frontaliers. Une goutte d’eau par rapport aux 75 millions d’habitants (2) de ces mêmes États. Ensuite, les dégâts et le nombre des victimes sont sans commune mesure avec ce qui a pu advenir dans le passé. Au cours du premier mandat du président Olusegun Obasanjo, soit entre 1999 et 2003, le bilan des pertes humaines dues en grande partie aux violences interreligieuses s’établissait à près de 10 000 personnes, et les déplacés se comptaient en centaines de milliers. En 1966, année des terribles pogroms qui ont conduit au déclenchement de la guerre du Biafra, il y a eu quelque 40 000 morts et un déplacement de population de l’ordre de 2 millions d’individus.
Dès lors, on comprend mal que le président Goodluck Jonathan ait jugé opportun de faire le rapprochement entre 1966 et 2011 dans son intervention devant la presse, mi-janvier. Comme s’il était incapable d’analyser les événements en tant que particularité liée à des données politiques, sociales et religieuses du Nord, mais se contentait de les juger à l’aune d’une histoire connue, étant lui-même un Ijaw chrétien originaire de ce qui fut, il y a un peu plus d’une quarantaine d’années, le Biafra.
Cet amalgame révèle néanmoins à quel point le gouvernement fédéral est dépassé. Pour une fois, ce ne sont par les débordements des forces de l’ordre qui lui posent problème. Effectivement, la police et l’armée, bien qu’elles soient mieux formées que par le passé, n’en ont pas moins conservé quelques mauvaises habitudes, comme celle d’exercer une répression disproportionnée qui provoque toujours des dégâts collatéraux importants parmi la population. Cet élément est une constante et le pouvoir s’empresse à chaque fois de le nier ou de le minimiser. Mais, jusqu’à présent, les heurts interreligieux se déroulaient selon un mouvement de balancier : des exactions étaient commises par une communauté à l’encontre de l’autre, suivies par des représailles de la part des victimes, entraînant des expéditions punitives menées par les premiers assaillants, le tout sur fond d’églises détruites et de mosquées brûlées. Cette fois, une donnée nouvelle intervient : Boko Haram a recours à des kamikazes, une forme de terreur inédite au Nigeria.
Selon Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) : « Il est aujourd’hui avéré [que Boko Haram] est religieusement intégriste et qu’il entretient des liens avec les Shabbab de Somalie pour sa formation et également avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). » Effectivement, Boko Haram, si tant est qu’il soit en recherche de légitimité, pourrait devenir à la fois plus crédible et plus attractif pour les candidats au djihad en acquérant la dimension internationale qu’Aqmi est susceptible de lui fournir. Par ailleurs, la fragmentation du groupe en petites entités difficiles à surveiller et à infiltrer, l’utilisation d’armes de guerre provenant vraisemblablement des stocks pillés en Libye et l’utilisation de bombes de plus en plus sophistiquées supposent la présence d’hommes techniquement compétents et stratégiquement bien formés. Tout ce qu’Aqmi est réputé fournir.
Une opinion qui n’est pas celle de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, politologue, membre de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), spécialiste du Nigeria. Celui-ci fonde son avis sur l’idéologie du groupe et l’histoire de sa formation : « De par leur doctrine et leurs croyances en la magie, les militants de Boko Haram […] ne correspondent pas au profil type du modèle wahhabite d’Al-Qaïda. » Né dans la région de Maïduguri (État de Borno, extrême Nord-Est) il y a dix ans, il n’est pas le produit d’écoles intégristes, mais une émanation radicale de la communauté musulmane locale laquelle, comme dans tout le Nord, pratique un islam modéré à tendance soufie, voire syncrétique, car l’influence des traditions animistes préislamiques est très prégnante dans toute la région. D’où certaines de ses pratiques magiques.
Ce mouvement a-t-il la capacité de déstabiliser l’État fédéral ? « Pas de catastrophisme », estime Pérouse de Montclos. Non seulement la secte est marginale et peu suivie, mais la charia – sa revendication principale – est en application dans tous les États du Nord, hormis celui de Jos (Centre-Nord), d’une manière à peu près équilibrée, permettant la cohabitation relativement pacifique de toutes les communautés. Sur le plan politique, son instrumentalisation par l’un ou l’autre des potentats nordistes en mal de pouvoir, comme en 2009, est moins flagrante. Paradoxalement, la nouvelle efficacité de Boko Haram fait peur, y compris aux petits proconsuls qui se rêvent des destins de sultans cousus d’or. Nul n’aurait intérêt à un repli – identitaire ou non – et encore moins à une partition du pays, qui priverait le Nord d’une large partie de ses ressources, étant établi depuis plusieurs décennies que le Sud et son pétrole alimentent le Nord et ses commerçants. Les intérêts croisés des milieux d’affaires sont la meilleure garantie d’un équilibre de ce vaste marché commun que représente la fédération nigériane.
Quant à voir arriver un « printemps nigérian » comme en Afrique du Nord, aucun élément déclencheur n’est présent : le président Jonathan n’est pas encore « usé » par le pouvoir, la jeunesse ne dispose pas ou très peu d’outils électroniques permettant l’accès aux réseaux sociaux et le rassemblement, l’opposition parlementaire est divisée et s’intéresse avant tout à ses profits et enfin les rébellions, si efficaces et dangereuses soient-elles, sont morcelées.
Certes, d’autres ingrédients de la déstabilisation existent : les sit-in et autres grandes manifestations très violentes déclenchées à la suite de l’augmentation du prix de l’essence le prouvent. La mobilisation sociale, les grèves à répétition sont l’expression d’un mécontentement profond. On ne peut nier que la situation soit dangereuse et imprévisible, mais le chef de l’État est face à un problème de sécurité important, en aucun cas à une guerre civile.
(1) Estimation de la Note d’actualité n° 257 du Centre français de recherche sur le renseignement (2011).
(2) Recensement 2006, Commission nationale de la population (NPC).