Entretien avec un spécialiste reconnu de la culture arménienne. Collaborateur de RFI, de la revue de géopolitique Conflits ou encore de France-Arménie, il a publié Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée chez Nevicata en 2015. Tigrane Yégavian revient sur les bouleversements que connaît ce petit pays caucasien, coincé entre la Russie, la Turquie et l’Iran.
En tant que journaliste, vous avez observé attentivement la crise politique en Arménie, est-ce une révolte ou une révolution ?
Il faut savoir que la coalition parlementaire « Yelk » (en arménien « sortie ») dont Nikol Pachinian est le principal dirigeant, ne pèse gère plus de 7% au plan électoral ; le parti républicain verrouille le parlement comme tous les leviers de l’État, et a su tirer profit de la réforme constitutionnelle de 2015 pour asseoir son hégémonie. Or, plus que jamais, les 10 années écoulées ont vu l’accroissement des inégalités et l’émigration massive saigner le pays à blanc. Cette hémorragie démographique a privé le pays de ses meilleurs cadres, elle se ressent notamment dans la médiocrité abyssale du personnel politique qui, s’il n’est pas coopté par le parti dominant, est incapable de fédérer et d’offrir une alternative crédible. Il est par ailleurs intéressant de constater que très rares ont été les figures de l’opposition à manifester leur soutien à l’initiative de Nikol Pachinian et de sa poignée de partisans. Aujourd’hui certains s’en mordent les doigts. Le fruit était donc mûr pour que ce dernier réalise une sorte d’OPA sur l’opposition.
A l’heure actuelle, nous nous trouvons dans la seconde phase du processus de ladite « révolution de velours ». La stratégie inflexible, de Nikol Pashinyan demande la mise en place d’un gouvernement provisoire sous sa direction, pour précisément éviter que le parti républicain ne puisse nommer un premier ministre affilié à leur parti, majoritaire au parlement, qui organiserait les élections selon des méthodes déjà éprouvées. Nous sommes à un tournant compte tenu les revendications maximalistes de Nikol Pachinian. En cela l’Arménie est le théâtre d’un affrontement entre le pays légal et le pays réel. De son côté, le pouvoir insiste sur le respect des dispositions de la Constitution. Sauf erreur de ma part, l’Arménie n’est pas encore la « Suisse profonde » des cantons d’Appenzell Rhodes Intérieures et de Glaris. Et j’imagine mal une foule chauffée blanc élire à main levée ses représentants. Karen Karapetyan a admis hier (le 24 avril) la nécessité d’élections anticipées. Conformément à la Constitution, le choix du prochain premier ministre doit intervenir au cours d’un vote à l’Assemblée prévu dans un délai de sept jours, soit le 30 avril. Le Parlement est dominé par une coalition menée par le Parti du désormais ex-Premier ministre, Serge Sarkissian, qui dispose de 65 sièges sur 105. Il n’est pas anormal qu’il y ait des tractations avant. Si, comme je le crains, Nikol Pachinian et ses partisans font monter les enchères, je ne vois pas comment des élections anticipées peuvent se tenir dans un climat serein, d’autant plus que l’actuelle loi électorale concoctée par le parti républicain devra être révisée. L’autre problème qui se pose est la nécessité de contourner les « ressources administratives », l’écrasante majorité des fonctionnaires clés et élus locaux (directeurs d’école, maires de village etc.) sont membres du parti républicain et l’achat de votes est légion dans le pays.
Quel profit l’Azerbaïdjan pourrait tirer de cette crise ? Est-ce le moment pour lui d’attaquer au Karabakh ?
Au cours des émeutes sanglantes de mars 2008 consécutives à l’élection contestée de Serge Sarkissian à la présidence de la République, les forces azerbaidjanaises avaient lancé à plusieurs niveaux de la ligne de contact diverses attaques pour tester les capacités de défense arméniennes. On a par ailleurs noté dans la journée du 23 avril le ralliement d’une petite centaine d’appelés défilant dans les cortèges en uniformes de soldats. Mais l’état-major et le gros des officiers sont restés dans les casernes. A mesure que le mouvement de désobéissance civique a pris de l’ampleur, le pouvoir arménien a agité le spectre d’une reprise d’une agression azérie aux frontières de l’Arménie et de l’Artsakh (ex Karabagh) et l’impératif de préserver la paix civile et la stabilité interne.
Pour l’instant le Karabagh ne bouge pas. Mais son président, Bako Sahakian aurait, d’après mes sources, personnellement insisté auprès de Serge Sarkissian pour l’amener à démissionner. A la façon d’une antienne, l’impératif d’assurer la stabilité et la cohésion internes s’adresse aussi aux responsables de la diaspora afin qu’ils se contentent de soutenir le régime en place et de s’occuper de questions mémorielles chez eux. A mon sens, la menace immédiate qui pointe à l’horizon est la fuite massive de capitaux dans la mesure où un grand nombre « d’hommes d’affaires » membres ou en accointance avec le parti républicain vont transférer leurs fonds et leurs avoirs à l’étranger. A titre d’exemple, l’ancien président et éphémère Premier ministre Serge Sarkissian est propriétaire d’une mine d’or dans le Karabagh. Ajoutez à cela un climat défavorable pour les investissements étrangers et tous les efforts entrepris par le gouvernement de Karen Karapetian vont partir en fumée. Je crains à un réveil en gueule de bois passé ces journées et ces nuits d’euphorie dans la capitale Erevan et un peu partout dans le pays. Que pourra faire Nikol Pachinian pour rassurer les investisseurs ?
Quelle est l’attitude de la Russie, partenaire stratégique de l’Arménie qui maintient des bases dans le pays ? Et des États-Unis ?
Nikol Pachinian est connu pour avoir eu un tropisme pro-occidental tout au long de sa carrière de journaliste. Mais en tant que politique, il a su faire montre de pragmatisme en précisant qu’il n’y aura pas de changement d’orientation majeure de la politique étrangère de l’Arménie. Laquelle demeure sous la sphère d’influence de son puissant protecteur. Du reste l’armée arménienne n’étant pas en mesure de contrôler toutes ses frontières, ce sont des soldats russes qui sont postés le long de la frontière avec la Turquie et celle de l’Iran, et ce en vertu d’un accord de coopération signé dans la foulée de l’indépendance. L’Arménie n’a pas les moyens de se débarrasser de cette assurance-vie, mais il est évident que la population souhaite tourner la page des années Sarkissian caractérisées par une humiliante attitude de courtisan. En d’autres termes, les Arméniens souhaitent dans leur immense majorité s’affranchir du rôle de vassal pour être un allié à part entière. Quant aux dirigeants russes, ils ont opté pour la prudence et la retenue. Pas question de répéter un scénario à l’ukrainienne mais des contacts établis attestent des manœuvres en sous-main pour garder le pays en coupe réglée tout en lâchant l’ancienne garde du régime.
De son côté l’ambassade des États-Unis a été l’une des premières représentations diplomatiques à appeler le gouvernement arménien à tolérer les manifestations. L’ambassadeur jouerait aussi les bons offices. Quant à l’influence des réseaux de Georges Soros il faudrait relativiser leur portée. Oui la société civile arménienne a considérablement gagné en maturité depuis 2008, mais ce ne sont pas ces jeunes activistes qui seront en mesure d’assurer dans un premier temps des postes à responsabilité. La bataille politique en Arménie est de fait loin d’être terminée. Tout au plus assiste-t-on à l’amorce d’un processus de dé-soviétisation du pouvoir politique, dont le népotisme et la mainmise des ressources a considérablement creusé les inégalités.
Source : https://lincorrect.org/ou-va-larmenie-entretien-avec-le-journaliste-tigrane-yegavian/