A l’unisson, Florence Parly, Jean-Yves Le Drian et le Chef d’Etat-major des Armées (CEMA) ont qualifié d’« exploit » la dernière libération de quatre otages au Burkina Faso, dont les deux touristes français enlevés dans le parc du Pendjari (au nord du Bénin) le 1er mai dernier. C’est « très exagéré » aurait pu dire Marc Twain, d’autant qu’en l’occurrence deux de nos meilleurs soldats d’élite sont restés sur le terrain… Certes, on peut parler d’« opération réussie » puisque les otages ont été libérés, mais certainement pas d’un « exploit » puisque le prix payé s’avère lourd, extrêmement lourd… trop cher même pour… un « exploit ».
Le couple de français – deux enseignants : Patrick Picque et Laurent Lassimouillas – effectuaient un voyage… d’agrément dans le parc national du Pendjari, une région du nord du Bénin pourtant « déconseillée » par le Quai d’Orsay, « compte tenu de la présence de groupes armés terroristes et du risque d’enlèvement ». Ces derniers mois, le nord du Bénin est devenu plus sensible en raison de la présence de plusieurs groupes jihadistes se réclamant à la fois d’Al-Qaïda et de l’organisation « Etat islamique » (Dae’ch).
Malheureusement, il arrive que les enseignants pensent qu’ils sont plus malins que tout le monde… ! A leur décharge, comme a pu le souligner à plusieurs reprises Antoine Glaser1 – l’un de nos meilleurs spécialistes de l’Afrique – « la carte géographique du Quai destinée aux voyageurs est mal foutue et souvent incompréhensible… ». Le lendemain de l’enlèvement du couple français, le nord du Bénin est passé de zone orange à rouge – « fortement déconseillé ». Trop tard !
Les deux autres otages sont deux femmes : une Sud-Coréenne – déclarée « employée humanitaire » – et une Américaine qu’on ne verra jamais, parce que « barbouze » travaillant sous couverture d’une ONG : la soixantaine passée, on peut imaginer que ce n’est pas 007 ! Notons au passage que si les autorités américaines avaient laissé leur ressortissante rentrer normalement avec les autres otages par l’aéroport de Villacoublay, personne ne se serait intéressé à elle et n’aurait découvert sa vraie nature d’agent, membre des services spéciaux américains engagés en Afrique. Toujours est-il que la présence des deux otages femmes – prisonnières depuis 28 jours sans que l’on sache où elles ont été enlevées – n’avait été signalée par aucun des services de renseignement impliqués dans l’opération de libération. Leur présence n’a été découverte que pendant l’assaut des commandos français.
OPERATION « COMPLEXE »
Qualifiée de « complexe » par le ministère des Armées, l’opération s’est déroulée dans le nord du Burkina Faso. Conduite dans le cadre de l’opération Barkhane par la « task force Sabre » (sa branche « forces spéciales »), elle a mobilisé une vingtaine de soldats français d’élite spécialisés dans la récupération d’otages, une douzaine de drones et d’hélicoptères français. La Direction du renseignement militaire (DRM) a pu bénéficier des moyens de renseignement satellitaire américain qui ont retrouvé la trace des ravisseurs dans le nord du Burkina Faso en direction du Mali.
Durant trois jours – en liaison avec l’armée burkinabée -, la DRM a pu suivre les ravisseurs en temps réel. Et c’est lors d’une halte, avant que la colonne des ravisseurs ne pénètre en territoire malien et à la faveur de la nuit, que l’ordre d’intervenir a été validé par le président de la République. Les éléments des forces spéciales françaises s’infiltrent alors dans le campement des jihadistes composé de quatre abris distincts. A une dizaine de mètres du bivouac, les militaires français entendent des bruits de culasses caractéristiques de tirs imminents. C’est alors qu’ils déclenchent l’assaut, tuant quatre des jihadistes, deux parvenant à prendre la fuite.
C’est, vraisemblablement au tout début de l’opération – alors qu’ils sont à découvert – que le Maître Cédric de Pierrepont (33 ans) et le Maître Alain Bertoncello (28 ans) – membres du prestigieux commando Hubert de la Marine nationale – sont tous deux mortellement touchés à la tête. Ce que ne pouvait établir le renseignement technique, c’est que les ravisseurs disposaient de complicités locales solides, celles-ci expliquant le choix du lieu de leur bivouac et la facilité de leur exfiltration après l’attaque des commandos français.
Une chose est établie : les ravisseurs n’étaient pas de simples voleurs de poule en tongs. Ils ont tiré à la tête pour tuer et pas dans les gilets pare-balles de leurs adversaires. Leurs techniques de déplacement, de communication, de ravitaillement et de cantonnement dénotent un certain niveau de formation militaire. En déchiffrant leurs échanges radio, la DRM a pu établir avec certitude qu’ils devaient livrer les otages à un groupe jihadiste malien, composante de la nébuleuse AQMI – Al-Qaïda au Maghreb islamique -, mieux outillée pour organiser la détention et une demande de rançon de plusieurs millions de dollars. C’est justement sur la base de ces renseignements que l’Elysée a validé le déclenchement de l’opération de récupération des otages.
LA KATIBA « MACHIN-CHOSE »
Le transfèrement des otages devait être effectué au bénéfice d’une « Katiba »2 basée au centre du Mali et que nous ne nommerons pas pour éviter l’« agir communicationnel » de ce genre de groupes criminels toujours enclins à monnayer une quelconque notoriété. Ce groupe est pourtant parfaitement connu des services français qui en novembre 2018 avait annoncé avoir « probablement » tué son chef : un certain Amadou Koufa. Confirmée par le gouvernement malien, cette affirmation devait être démentie quelques mois plus tard, le chef jihadiste apparaissant dans une vidéo. Au début de ce dernier mois de mai, plusieurs messages diffusés par les réseaux numériques – dits « sociaux » – lui ont été attribués.
A la tête de la katiba Machin-chose, ce prédicateur s’est imposé comme l’une des figures du jihadisme malien, sa réputation commençant à connaître quelques échos dans l’ensemble de la bande sahélo-saharienne. Davantage qu’un chef militaire, bandit de grands chemins, Amadou Koufa – un pseudonyme – entretient une réputation de « guide spirituel » spéculant sur la pauvreté et les frustrations de la jeunesse de la communauté peule.
Agé d’une soixantaine d’années, ce chef peul s’est imposé comme l’une des têtes de l’insurrection jihadiste dans le centre du Mali, devenu l’épicentre des tensions régionales. Selon les Nations unies, plus de 500 civils ont été tués dans cette zone en 2018. En mars 2017, il apparaît dans une vidéo aux côtés du Touareg algéro-malien – Iyad Ag Ghali -, l’un des chefs déclarés d’AQMI ayant réussi à fusionner différentes factions au sein d’une nouvelle entité connue des services de renseignement sous l’appellation : Groupe pour le soutien de l’Islam et des musulmans (GSIM).
Cette nouvelle structure dirigée par Iyad Ag Ghali entend prioritairement sortir ses groupes armés de la région nord de l’Azawad afin d’investir villes et localités du centre et du sud du Mali, conformément à une stratégie d’enracinement et d’ancrage local voulue par les chefs algériens d’AQMI. Le chef peul Koufa atteint la consécration le 8 novembre 2018 avec la diffusion d’une nouvelle vidéo de propagande. Cette fois-ci, l’homme parle, plein cadre et face caméra, avec à ses côtés Iyad Ag Ghali et l’Algérien Djamel Okacha qui, vraisemblablement, a trouvé la mort récemment lors d’une intervention française des unités de l’opération Barkhane.
Dans cette vidéo, le prédicateur accuse la France d’avoir « envoyé ses chiens au Mali » et il appelle clairement tous les Peuls à rallier la cause jihadiste, « les Peuls massacrés parce qu’ils ont levé le drapeau de l’Islam ». En fulfulde, il conclut : « je m’adresse aux Peuls, où qu’ils se trouvent – au Sénégal, au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, au Nigeria, au Ghana et au Cameroun – pour qu’ils se lèvent… ».
Selon plusieurs sources militaires, le chef peul – qui n’a jamais revendiqué le moindre coup de main en dehors du centre du Mali – aurait fait de la gestion financière des otages l’emblème de son ambition désireuse de s’étendre à l’ensemble du Sahel. Les services de renseignement burkinabé confirment que la Katiba « Machin-chose » devait bien accueillir les otages livrés par des jihadistes d’une mouvance de l’organisation « Etat islamique au Grand Sahara » (EIGS) opérant dans l’est du Burkina-Faso.
Il semble bien que les clivages proche et moyen-orientaux, qui prévalent en Syrie, en Irak et en Egypte, ne suivent pas les mêmes logiques que celles qui conditionnent la taxinomie criminogène de la bande sahélo-saharienne. Les appellations et allégeances autoproclamées (Al-Qaïda ou Dae’ch) sont beaucoup moins nettes et opérationnelles qu’au Proche-Orient où déjà celles-ci recouvrent des intérêts (financiers et de chefferies) en constante recomposition. Au Sahel, les partisans d’Al-Qaïda et de Dae’ch sont mus par les mêmes logiques de razzia. Et quitte à devenir bandit de grand chemin pour faire de l’argent, autant le faire au nom de Dieu, de ses disciples et de leurs interprètes…
BARKHANE N’EST PLUS ADAPTEE A LA MENACE
Cette dernière affaire d’otages traduit une mutation profonde des menaces terroristes telles qu’elles s’affirment dans la bande sahélo-saharienne. Dans le sillage de l’opération Serval (janvier 2013 – juillet 2014), nous sommes passés d’une menace classique relativement compacte à un système de menaces « rhizomatiques » sans véritable centre, ni lignes de front. Autant il était possible d’établir la première cartographie – épicentres de Gao, Kidal, Tombouctou, reconfigurés dans le territoire de l’Azawad et l’Adrar des Ifoghas, un massif montagneux situé aux confins du Nord-Est du Mali et du Sud de l’Algérie -, autant il devient plus difficile de suivre les lignes de force du second redéploiement opérationnel de groupes jihadistes qui investissent désormais les villes et agglomérations.
Les dispositifs militaires de Serval, actuellement ceux de l’opération Barkhane, correspondent sans doute à la cartographie de la menace de premier type. Dans le cadre de la seconde, les logiques de casernement, de patrouilles et d’affirmation des forces révèlent leurs limites et se transforment en autant de cibles vulnérables. Aujourd’hui, le cadrage de l’opération Barkhane n’est plus adapté à la menace, se situant désormais aux antipodes des trois principes de la doctrine Bentégeat3 des OPEX : 1) des opérations courtes avec un point d’entrée et un point de sortie ; 2) des ennemis et des objectifs clairement identifiés ; 3) des opérations fortes du soutien de la représentation nationale.
Avec le temps, nos forces sont de plus en plus perçues comme des troupes d’occupation et les manifestations anti-françaises se multiplient. Très au fait de cette évolution, le patron de la DGSE Bernard Emié a proposé, il y a plusieurs mois déjà en Conseil de défense, de relever le dispositif Barkhane en lui substituant un plan d’opérations clandestines – assassinats ciblés des chefs de katibas, sabotages des moyens de transports, dépôts d’armes et de munitions, campagne de discrédit des recruteurs d’AQMI, etc. Cette nouvelle approche présentait un triple intérêt : atténuer la visibilité du dispositif français, perçu de plus en plus comme une troupe d’occupation ; limiter les dommages collatéraux dans la population civile ; et, coûter beaucoup moins cher !
Mais engagé dans une offensive de « câlinothérapie » en faveur de l’armée de terre (il fallait faire oublier la démission spectaculaire de l’ancien Chef d’Etat-major Pierre de Villiers), le président de la République a tranché : on ne touche pas d’un poil l’opération Barkhane – qui représente une véritable rente de situation pour l’armée de terre (rotation des unités, primes d’OPEX et dotations de matériels). Le président a renvoyé Bernard Emié à ses études… Obsédé par la reconquête du cœur et de l’esprit de nos soldats, et notamment de l’Armée de terre, Emmanuel Macron privilégierait il des arbitrages politiques « électoralistes » aux adaptations nécessaires des choix opérationnels de nos armées ? La question mérite d’être posée.
Autre incidence majeure de la reconduction sine die de Barkhane désormais inadaptée à l’évolution de la menace : son coût qui gonfle démesurément le budget des OPEX au détriment de ceux consacrés aux entraînements opérationnels, au renouvellement et à la modernisation des matériels. La Cour des comptes estime que 3,8 millions d’euros sont dépensés quotidiennement pour couvrir les frais des opérations extérieures françaises. Pour le budget 2018, la facture se monte à 1 360 millions d’euros. Et surtout qu’on ne vienne pas nous parler du fantomatique G5-Sahel, pour lequel le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad et la Mauritanie auraient du fournir 5000 hommes… Cette hypothétique force de réaction anti-terroriste n’est toujours pas opérationnelle tandis que la situation au Sahel continue de se détériorer. Ne parlons pas non plus du bilan de décennies de coopération militaire avec les Etats africains de la zone, de la formation de milliers d’officiers et sous-officiers qui semblent s’être évaporés dans la nature…
En définitive, la dernière libération des quatre otages au Burkina Faso, dont un couple français d’enseignants irresponsables – un exploit ! -, aura coûté extrêmement cher à la France : la vie de deux de nos soldats d’élite (deux personnes exceptionnelles appréciées de tous), des jours d’engagement de moyens matériels et humains du plus haut niveau, sans qu’on ne semble en tirer les leçons (du moins publiquement et c’est heureux). En revanche officieusement, il est à souhaiter qu’un RETEX (retour d’expérience) pertinent aboutisse à la mise en œuvre d’une transformation profonde du dispositif Barkhane, mais rien n’est moins sûr…
On se souvient de la course de vitesse et des surenchères financières ayant opposé Jacques Chirac, François Mitterrand et leurs entourages pour libérer nos otages du Liban au milieu des années 1980. Il s’agissait alors de peser sur le déroulement de l’élection présidentielle du moment. Sans comparer les contextes termes à termes et au-delà de toute espèce d’obsession complotiste, le coup politique qu’escomptait vraisemblablement le président de la République n’aura rien changé au résultat des élections européennes…
Richard Labévière
27 mai 2019
Notes
1 Dernier ouvrage paru : Nos chers espions en Afrique. Editions Fayard, 2018.
2 Katiba (au pluriel « kataëb »), en arabe signifie littéralement « phalange », au sens militaire désigne généralement un bataillon ou une compagnie. C’est le nom utilisé en français pour qualifier une unité ou un camp de combattants lors de différents conflits en Afrique du Nord ou dans le Sahel. Pendant la guerre d’Algérie, il s’agit d’une unité de base de l’ALN (branche armée du FLN), équivalent d’une compagnie légère, qui peut atteindre cent hommes, ou une section d’une trentaine d’hommes. L’action offensive exige de la katiba qu’elle se déplace clandestinement, et rapidement, d’un point à un autre, aussi éloignés que possible. Depuis, le terme a été repris par les mouvements insurrectionnels maghrébins, notamment islamistes, durant la guerre civile algérienne, en Libye (katiba de Tripoli) et ensuite dans le Sahel par AQMI.
3 Le général Henri Bentégeat a été chef d’état-major des armées (CEMA) du 30 octobre 2002 au 4 octobre 2006.
Source : Proche et Moyen-Orient.ch
https://prochetmoyen-orient.ch/otages-questions-sur-un-exploit/