Après l’incursion d’un groupe d’assassins se réclamant de la secte Boko Haram au Cameroun, le bilan de la première semaine de mars s’élevait à sept morts auxquels viennent s’ajouter les vingt-neuf tués à Maiduguri, où un double attentat a massacré des civils en pleine rue, puis les équipes médicales venues au secours des survivants. Depuis 2009, ce sont quelque 4 500 Nigérians qui ont perdu la vie. Le gouvernement a lancé, en 2013, une vaste offensive mais sans succès : les moyens mis en place, bien que très lourds – aviation et blindés – ont été insuffisants pour venir à bout des terroristes.
Que faire ? Une réflexion globale est menée par les spécialistes sur le caractère transnational de ce qu’il convient d’appeler désormais le « réseau » Boko Haram, qui expliquerait en partie l’abondance de moyens militaires à sa disposition. Plusieurs entités sont en effet à l’œuvre dans la zone sahélo-saharienne, composées d’individus souvent issus de pays hors d’Afrique (Yémen, Arabie Saoudite…) et dont la radicalisation représente une menace de plus en plus importante pour le Nigeria et ses voisins. Il devient donc capital d’identifier ces différents groupes et de les qualifier, pour les infiltrer éventuellement mais surtout pour tenter d’anticiper leurs actions. En effet, de toute évidence la répression est le moins bon des moyens de lutter, le coup de pied dans la fourmilière n’ayant jamais fait que disperser les fourmis.
Pays sans frontières
Boko Haram, était à l’origine – au début des années 2000 – une simple secte fondamentaliste nigériane opérant à l’intérieur des frontières. Aujourd’hui, les chercheurs comme les hommes politiques affirment qu’elle est capable d’orchestrer des opérations transnationales en raison des liens qu’elle a su créer avec la nébuleuse Al-Qaeda. Au point que, comme l’indique Benjamin S. Eveslage dans son article publié par la revue Perspectives on Terrorism début novembre 2013 : « les rapports de la Chambre américaine des représentants et le Comité sur la défense et la sécurité britannique ont conclu que Boko Haram représentait désormais une menace croissante pour les États-Unis et le Royaume-Uni ». Une terminologie qui permet à ces deux pays d’agir directement et militairement contre cette cible. Mais peuvent-ils être plus efficaces que les Nigérians eux-mêmes ?
Une analyse plus fine montre les raisons qui font de Boko Haram un mouvement transnational. Lors de la décolonisation, les puissances européennes se sont retirées d’Afrique subsaharienne en laissant des frontières tracées en fonction de leurs intérêts et du découpage politique qui s’était fait, disons à la conférence de Berlin de 1884. Ces frontières divisent arbitrairement des groupes culturels et, par conséquent, ont eu pour effet immédiat de créer des liens transnationaux qui perdurent. La limite entre un pays et un autre est, dans certaines régions isolées, une notion purement administrative sans aucune matérialisation sur le terrain. Éventuellement trouve-t-on parfois entre le Nigeria et le Cameroun, au hasard d’une piste, une vague chaine en travers de la route et un garde isolé, assis sur une chaise devant une table en bois.
La secte est née à Maiduguri, dans l’extrême nord-est du Nigeria, dans l’État de Borno qui voisine avec le Tchad, le Niger et le Cameroun et où vit une population de langue haoussa. Les liens linguistiques et culturels transcendent donc toute idée de nation et le sentiment national est relativement peu marqué. On appartient à une famille, à un village, à une communauté, mais l’État est loin et la langue du colonisateur, qui aurait pu être un marqueur de la différence, par exemple, entre un Nigérian et un Tchadien, n’est parlée sur le terrain par pratiquement personne. A l’opposé, certains des chefs actuels de Boko Haram sont nés à l’étranger ou ont résidé à l’extérieur pendant plusieurs années, ce qui accentue leur côté allogène mais constitue aussi autant de possibilités de liens extra-nationaux parfois fort éloignés de leur zone d’activités. Lorsqu’il s’agit de trouver un refuge sûr, lorsqu’il s’agit de faire une tractation concernant des armes ou des hommes, des amis au Pakistan ou dans les pays arabes se révèlent précieux.
Enfin, Boko Haram se déploie dans la zone que les organismes internationaux nomment désormais « l’arc d’instabilité », qui s’étend sur tout le Sahara, de l’océan Atlantique à l’océan Indien : une bande désertique immense, dans laquelle aucune frontière ne saurait être garantie et où l’État – quel qu’il soit puisque, on l’a vu, même l’Algérie s’est laissée surprendre à In Amenas – a bien du mal à assurer sa présence. C’est en ce sein que prospèrent les groupes djihadistes de tout acabit. Les plus forts proposent alors aux plus faibles – qui sont souvent plus discrets et mieux implantés – des collaborations qui peuvent se traduire par une capacité décuplée à lancer des attaques terroristes contre les intérêts internationaux.
La Lybie, mais pas seulement…
L’effondrement de la Libye du colonel Kadhafi a été le catalyseur de forces déjà présentes dans cette région mais qui, d’un coup, ont vu s’ouvrir devant elles une aubaine extraordinaire en matière de fourniture d’armes et de munitions, mais également de recrutement. Des combattants expérimentés, formés à l’action mais aussi à la réflexion, se trouvaient « sans emploi » et prêts à n’importe quel engagement qui leur rapporte un peu d’argent. Les hommes du désert que le Guide utilisait pour lutter contre les migrants se sont volontiers repliés vers le sud, vers les régions dont ils étaient originaires ou qu’ils connaissaient bien : ils sont rentrés chez eux, où ils ont trouvé une situation politique et sociale très détériorée.
Dans le nord du Mali, l’afflux d’armes n’a pas été le déclencheur de la révolte mais bien plutôt l’absence de l’État, le faible niveau de développement, la famine parfois et la désertification contre laquelle il devenait impossible de lutter faute de moyens. C’est d’avoir compris et utilisé cette situation qui a été le coup de maître des islamistes extrémistes. Les populations locales ont succombé au chant de sirènes voilées de chèches qui ont prétendu avec force soutenir leurs intérêts tout en moralisant une vie publique que les trafics et contrebandes en tout genre avaient rendue, effectivement, quelque peu relâchée. Un leurre, puisqu’une bonne partie de ces activités illégales ont été reprises par les nouveaux « maîtres » de la région. C’est ce procédé qu’a utilisé Boko Haram, lui aussi infiltré et idéologiquement travaillé par des éléments exogènes radicaux venus du nord. La chaine de la propagande a parfaitement fonctionné.
Benjamin Eveslage, dans son analyse, note un élément assez peu commenté : le fait qu’en Europe, on parle toujours de « Boko Haram », qui signifie globalement « l’éducation – à l’occidentale – est un péché » et dont la connotation idéologique anti-occidentale vient conforter la peur que le groupe inspire. Sur le terrain, les membres de la secte appellent leur organisation « Jama’atul Alhul Sunna wal Jihad Lidda’wati », qui veut dire quelque chose comme « passionnément déterminés à propager les enseignements du prophète et le djihad ». On a tendance à ne voir que les volets politiques et militaires de la présence de ce mouvement au Nigeria, mais il s’agit pourtant d’une lutte religieuse. Les leaders du groupe sont animés par une véritable volonté de convertir. Le nord-est du Nigeria, et plus exactement le pays haoussa, est musulman sunnite, profondément imprégné par les idées et l’œuvre d’Usman Dan Fodio, qui rêvait d’une société idéale, libre de l’oppression et de la perversion. Adepte du djihad pour lutter contre les cités qui opprimaient les paysans, il est le fondateur de l’empire peul de Sokoto, une zone transnationale Nigeria – Cameroun – Tchad – Niger.
Restent aujourd’hui des musulmans que l’on peut qualifier de « modérés » et de nombreux soufis. Ils n’ont rien à voir avec la pratique rigoureuse et fondamentaliste de l’islam prônée par les tenants de Boko Haram. C’est ce qui explique que le groupe soit à l’œuvre sur le plan national et s’autorise à attaquer des écoles, publiques ou privées. Faisant feu de tout bois, la secte a repris et utilisé pour son compte le sentiment d’abandon dans lequel se trouve la population. Elle a cristallisé le mécontentement sur l’Occident, considéré – avec ses institutions bancaires, ses impératifs parfois mal compris parce que mal expliqués de santé publique, de scolarisation, de recensement etc. – comme le grand responsable de la déréliction, ressentie comme une injustice. L’amalgame avec l’idéologie salafiste est ainsi facile : les ancêtres vivaient mieux, leurs valeurs les protégeaient mieux, retournons à cette situation idéale… Contre ce qui est considéré comme une « post-colonisation », contre un monde globalisé que l’on ne comprend pas, mus davantage par la crainte d’une répression aveugle qui a fait des centaines de victimes – parfois par des bombardements aériens – que par celle des exactions de Boko Haram, les Haoussas du Nigeria enfourchent désormais le cheval de bataille tant redouté : celui de l’intégrisme.