Pourquoi, dans le Nord où l’islam est quiétiste depuis des siècles, les fondamentalistes de Boko Haram ont-ils réussi à s’imposer ? C’est dans la dégradation de la situation économique qu’il faut en chercher les causes.
« These people », ces gens-là… Dans les quartiers périphériques de Maïduguri, la capitale plate et poussiéreuse de l’État de Borno, c’est ainsi que l’on appelle les membres de la secte Boko Haram. On les connaît, ces « taliban » devenus tristement célèbres jusqu’en Occident pour les raids meurtriers auxquels ils se livrent régulièrement : le fils du mécanicien, celui de la couturière, des jeunes gens sans histoire, mais aussi sans travail. Petits, ils ont fréquenté la madrasa pour apprendre le Coran, quelques hadiths du Prophète et un peu de loi coranique, et dans bien des familles, cette éducation religieuse a remplacé l’école, si peu présente. Depuis toujours, on essaie d’y envoyer au moins un garçon de la fratrie, pour qu’éventuellement il puisse devenir comme ces vieux et ces sages auprès desquels on vient prendre conseil quand survient un problème. La religion ne donne pas à manger, mais elle procure à chacun quelques rudiments d’éthique, aide à vivre en société et à rêver d’une vie meilleure. Du moins, c’est ce qui était censé se passer jusqu’à présent.
Dans cette zone sahélienne, l’islam est installé depuis, dit-on, le ixe siècle. Certains historiens estiment même qu’il y serait arrivé au viie siècle, premier siècle de l’hégire, sous la dynastie des Omeyyades, dans les caravanes des marchands ou des corps expéditionnaires arabes en phase de conquête. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’islam qui régit principalement la société civile, organisée plutôt selon la hiérarchie aristocratique traditionnelle. Quelques familles, cependant, sont réputées être pourvoyeuses de dignitaires religieux. À chaque génération, elles envoient un fils étudier la théologie et le droit islamique à l’étranger et celui-ci revient occuper un poste clé dans une grande mosquée ou dans le système judiciaire coutumier. Ces oulémas ont été, pendant des siècles, les conseillers religieux et juridiques des émirs locaux, des nobles et des riches familles commerçantes des grandes villes du Nord. Ainsi l’islam a-t-il contribué à structurer la société nord-nigériane depuis des siècles, des puissants aux gens simples.
Sur le plan doctrinal, l’islam nigérian est largement quiétiste, voire soufi, et, comme dans de nombreux pays subsahariens, depuis le Sénégal jusqu’au Tchad, organisé en confréries. Les deux principales sont la Qadiriyah et la Tijaniyah. Elles ont su intégrer les religions traditionnelles préislamiques et pratiquent un syncrétisme discret. Elles disposent de mosquées et de madrasas distinctes et reçoivent chacune des subventions de l’État. Au carrefour du monde religieux et de la vie séculière, figure Sa’adu Abubakar, le 20e sultan de Sokoto, considéré comme le chef spirituel des musulmans nigérians et l’interlocuteur privilégié du gouvernement fédéral. Il est le président du Conseil national suprême du Nigeria pour les affaires islamiques (NSCIA) et exerce son autorité, du moins en principe, sur les 70 millions de musulmans du pays.
Dans ce contexte, qui n’est pas pour autant apaisé vu le nombre non négligeable de heurts intercommunautaires, la secte Boko Haram a longtemps fait figure d’ovni. Le Nord du Nigeria est depuis toujours traversé sporadiquement par des flambées de violence. Les affrontements ont généralement pour objet l’accès à la terre, la répartition des postes politiques ou encore la querelle traditionnelle entre agriculteurs et éleveurs pour le passage du bétail sur les parcelles cultivées. Si, comme partout, le fondamentalisme a fait irruption au Nigeria à la fin du xxe siècle, c’est davantage dans la dégradation de la situation économique que dans l’idéologie religieuse qu’il faut en chercher les causes. À l’aube du xxie siècle dans le Borno, les trois quarts de la population vivent sous le seuil de pauvreté. Un record national. Quatre-vingt-trois pour cent des jeunes sont illettrés et 34,8 % des petits musulmans entre 4 et 16 ans ne peuvent pas fréquenter l’école, pas même la madrasa. Le vieux système de régulation sociale est en panne, et aucun dirigeant n’a pris la peine de s’en apercevoir, encore moins de s’en inquiéter. Certes, en 2000, on a bien instauré la charia comme règle de droit pour le règlement des conflits dans les tribunaux civils, mais c’est davantage une décision politique qu’éthique ou religieuse. Elle a été utilisée par l’élite politico-militaire comme moyen de pression sur le jeune pouvoir civil et démocratique qui venait de se mettre en place à la tête de l’État.
C’est dans cette situation dégradée qu’émerge en 2000 Muhammad Yusuf, prédicateur itinérant. Il a étudié la théologie à Médine et s’affirme comme adepte de l’Égyptien Shukri Mustafa, le fondateur d’une communauté proche des Frères musulmans, exécuté en 1978 dans son pays pour le meurtre d’un ministre. Yusuf prône l’application stricte de la charia, le refus de la participation aux élections, le rejet de tous les produits si prisés des Nigérians : du bouillon en cube au berlingot de lait. En 2003, il implante une « cité céleste » à Kannamma, dans le Yobe. Attaqué par les forces de police, il se replie sur Maïduguri où, en dépit de son idéologie apparente, il avait aussi opportunément que discrètement œuvré à l’élection du nouveau gouverneur, Ali Modu Sheriff.
Il y a donc un gouffre entre l’esprit et la lettre : comme toujours au Nigeria, pays où la politique est reine, il est impossible de s’en tenir éloigné. Le gouverneur Modu sait ce qu’est Boko Haram et voit tout l’intérêt qu’il a à maintenir des relations étroites avec un groupe si influent et de mieux en mieux implanté au cœur de sa population. Il nomme donc un de ses membres historiques, Fuji Foi, à la tête des affaires religieuses de l’État.
Mais l’alliance fait long feu. Modu trouve bientôt son allié de plus en plus encombrant. Les prêches enflammés de Yusuf, qui stigmatisent sa mollesse, l’indisposent. Peu à peu, il retire à Boko Haram son financement, dissout sa garde rapprochée composée de membres de la secte, limoge Fuji Foi, se créant ainsi quelques solides ennemis. Ce faisant, il perd aussi de vue – tout comme les services de renseignement – un groupe tentaculaire, très populaire, terriblement dangereux.
Fuji Foi a des terres, qu’il donne en fermage aux membres du groupe. Les productions, subventionnées, sont vendues en dessous des prix du marché, ce qui ravit les plus démunis. Boko Haram s’attire aussi les sympathies en pratiquant le microcrédit, que l’on rembourse selon le principe de la finance islamique. Enfin, elle s’introduit dans les familles en subventionnant les mariages, les funérailles, les fêtes rituelles, etc. C’est ainsi que dans les États de Borno, de Bauchi, de Yobe, Boko Haram devient puissante et autonome. De plus en plus de très jeunes quittent ou renoncent à l’école pour entrer dans ses madrasas. Des fonctionnaires, des enseignants, des élites en tout genre qui pratiquent la zakat, non sans une arrière-pensée politicienne, viennent grossir ses rangs. La secte s’implante dans les États de Katsina, de Kaduna, de Gombe et de Kano, autrement dit la ceinture centrale du Nigeria et tout le Nord, jusqu’aux frontières.
L’absence de direction centrale, qui s’est accentuée avec l’assassinat, en 2009, de Muhammad Yusuf par les policiers, ouvre la voie à toutes les récupérations. C’est ainsi qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) a pu mettre la main sur quelques-unes de ses antennes et convaincre une poignée de jeunes illuminés du bien-fondé du martyre. Des camps d’entraînement s’ouvrent discrètement. Où l’on prépare les attentats kamikazes et quelques opérations hautement médiatisées – comme l’attentat d’août 2011 contre le siège des Nations unies à Abuja – aussi meurtrières que déstabilisantes pour le pouvoir fédéral.
Merveilleux instrument aux mains des hommes politiques, Boko Haram est désormais un nom générique qui s’applique à une myriade de groupuscules dont certains sont complètement investis par des opportunistes sans scrupule, des bandits de grand chemin et des terroristes djihadistes. L’idéologie fondamentaliste est devenue en partie une façade, qui effraie les minorités chrétiennes du Nord et inquiète le pouvoir. Celui-ci peine à s’ajuster à l’extrême diversité des populations, notamment en matière de droit, fer-de-lance des revendications de Boko Haram. En effet, son système juridique est triple : islamique, coutumier et « à l’occidentale ». Au temps de la dictature militaire, les généraux – dont certains, comme Gowon ou Obasanjo, étaient des chrétiens – ont cherché à l’homogénéiser en réduisant l’influence du Coran. Mais au moment de l’instauration de la démocratie, en 1999, les dignitaires musulmans, généraux écartés du pouvoir et autres candidats aux gouvernorats, se sont engouffrés dans la faille. Pour eux, Boko Haram est une aubaine.
Désormais, l’État laïc est face à une équation à deux inconnues : comment satisfaire aux besoins de la population, à sa soif de justice et d’équité tout en résistant aux pressions individuelles et en garantissant la démocratie ?