L’irrédentisme des Kurdes de Syrie et d’Irak, ajoutée au rejet de la frontière séparant ces deux pays par les djihadistes de l’« État islamique » balaie les tracés nés des accords Sykes-Picot. Que se profile-t-il derrière ces contestations ?
Légende : Unité de marines patrouillant dans les environs de Falluja, en 2004, après y avoir écrasé dans le sang la résistance nationale irakienne.
Le 22 juillet 2006, alors que le Liban ployait, sans plier, sous les bombardements israéliens, la secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice déclarait cynique : « Ce que nous voyons ici, est dans un sens la croissance – les douleurs de l’enfantement – d’un ‘‘Nouveau Moyen-Orient’’, et tout ce que nous (les Etats-Unis) faisons c’est de nous assurer de pousser en avant pour ne pas revenir à l’ancien ». Elle ajoutait « C’est dur. Nous allons traverser une période très violente ». Le 22 août de la même année Mark Le Vine, universitaire néoconservateur Américain, détaillait doctement pour Asia Times le plan d’un prétendu « chaos constructeur », (The new creative destruction), censée remodeler cette partie du monde, et même au-delà, pour le mieux !
Subversion organisée
Huit ans plus tard, les propos des responsables sont plus mesurés et le Liban n’a pas éclaté comme souhaité. Il a même repris une certaine vigueur, en dépit des tensions qui continuent de le traverser, alimentées en permanence par ceux qui n’ont pas abandonné leurs desseins. En revanche, le tableau désolant offert par la région a de quoi préoccuper. Plusieurs Etats, désormais en lambeaux, sont déchirés par des conflits sanglants, d’autres subissent de fortes tensions, menacés de conflits armés, et seuls quelques-uns survivent sur les braises de contestations contenues par la force, mais particulièrement explosives. Certes, de lancinants problèmes motivaient indéniablement ces crises à leur début. Ces mécontentements ont été suivis d’actions de déstabilisation coordonnées, débordant les contestations légitimes. En déversant d’abondantes subventions financières sur les éléments les plus rétrogrades et les plus destructeurs de la société, l’Arabies Saoudite et Qatar ont donné vie à des organisations salafistes jusqu’alors embryonnaires et armé des groupes de djihadistes violents. A coups de milliards de dollars, des flux incessants d’armes et des masses de mercenaires, venus de tous pays et maquillés en militants islamistes, se déversent. Les financiers de cette subversion avec le soutien actif de la Turquie et l’appui à peine discret des Etats-Unis de l’Europe occidentale, d’Israël et de la Jordanie coordonnent ces mises à mort. Parallèlement, dans les médias occidentaux et dans certains organes arabes, une désinformation massive et une propagande virulente, déforment les faits, diabolisent les uns, magnifient les autres et omettent d’évoquer les crimes sauvages qui pourraient choquer les opinions publiques à l’Ouest.
A l’heure présente, il serait présomptueux de parier sur la réussite ou l’échec de ces actions concertées. Les reculs relatifs de la déstabilisation, constatés au Liban, en Egypte, en Tunisie, sont à mettre en balance avec d’autres évolutions moins rassurantes. L’éclatement incontrôlé de la Libye, écartelée entre cités, tribus et takfiris, autant que la fracturation de plus en plus accentuée de l’Irak, déchiré par ses trois communautés majeures (chiites, sunnites et kurdes) et broyant ses autres minorités (chrétiens, Turkmènes, yézidis, shabaks, etc.) sont accablants. Le résultat des pénibles efforts de rétablissement de l’ordre et de l’unité en Syrie et au Yémen, face aux extrémismes et aux sectarismes actifs, reste imprévisible. Tout cela, alors que bout la colère jusqu’ici réprimée des chiites du Bahreïn et des provinces pétrolières de l’Est saoudien et que le pouvoir jordanien surfe avec difficulté sur les tensions séparant laïcs et islamistes, Palestiniens et hommes des tribus. Cependant que la Palestine occupée affronte avec courage et détermination de nouvelles heures tragiques. Quant au Soudan, partagé en deux Etats en 2011, il n’a pas fini de se déchirer, au nord comme au sud.
Au fil de ces tous ces évènements des millions de réfugiés, essentiellement Syriens et Irakiens, mais aussi Soudanais, Palestiniens, Libyens ou Yéménites, errent à l’intérieur de leur pays ou vont créent involontairement des problèmes chez leurs voisins. En dépit de la noirceur de ce tableau, il ne représente que les aspects les plus médiatisés d’un inquiétant collapsus. Bref, le Proche-Orient est à feu et à sang.
Déstabilisation réfléchie
Dans cette perspective, on se doit de constater que les propos de Condoleeza Rice s’accordent avec les multiples écrits, déclarations et prises de position de responsables Américains et Israéliens, mais aussi avec ceux de leurs correspondants Turcs, Saoudiens, Qataris et Européens. Dans les faits, l’accession au pouvoir de George W. Bush, en 2001, a mis en œuvre au grand jour, le projet pour un nouveau siècle américain (Project for a New American Century ou PNAC), concocté par les néoconservateurs dès 1997. Dans ce milieu, aux sympathies largement pro-sionistes, il est difficile de déterminer si ce sont les intérêts de Tel Aviv ou ceux de Washington qui prévalent. Quoi qu’il en soit, cette dyarchie dispose d’alliés qui débordent largement les frontières américaines. Dès lors, derrière la vague de désordres qui émergent ici et là – soutenus par des préparatifs, des encouragements et au besoin des interventions directes des Etats-Unis – s’affirme la volonté de redessiner la carte géographique et humaine du Proche-Orient et probablement au-delà.
Or pour faire de nouveaux pays, il faut d’abord défaire ceux qui existent. C’est-à-dire briser les frontières établies entre les Etats héritiers de l’empire Ottoman et dessinées lors du partage franco-britannique dit de Sykes-Picot. Parallèlement, doivent être dressées, au sein de ces mêmes Etats, des barrières de malentendus et de préjugés pour séparer les hommes et des zones de regroupement différenciées pour baliser les divisions souhaitées. Ce double mouvement de déconstruction exige la rupture des liens tissés, le plus souvent depuis des centaines, si ce n’est des milliers d’années. De tels déchirements naissent dans la violence, la ruine et le sang. Ils se déroulent sous nos yeux.
La phase actuelle de décomposition rassemble plusieurs forces réunies par leur volonté de remodeler l’ordre présent (Voir l’encadré Projets et souhaits : délires et réalités) et donc de détruire les sociétés en place. Mais à terme, les ambitions qui les animent sont incompatibles entre elles, car leurs objectifs se contredisent. Certains de ces acteurs deviendront les victimes de la machine infernale qu’ils auront contribué à mettre en branle. Quelques exemples l’illustrent.
Apprentis sorciers
Aux premiers rangs de ces apprentis sorciers, deux Etats arabes se proclamant Wahhabites : l’Arabie saoudite et le Qatar. Leur fortune bâtie essentiellement sur les hydrocarbures représente une fragilité intrinsèque. S’y ajoute, pour l’Arabie la disparité de ses communautés, que seules rassemblent la force de l’épée et l’argent, et pour le Qatar la volatilité d’un émirat mirage créé par Londres. L’une et l’autre ne tiennent qu’en s’accrochant à l’alliance américaine comme la corde au pendu. Car ce n’est pas parce qu’ils auront bien servi qu’ils ne seront pas jetés comme des citrons après avoir été bien pressés. On pourrait en dire presqu’autant du pouvoir jordanien.
Cette même ambivalence de la politique israélo-américaine pourrait aussi bien se retourner demain contre la Turquie. Elle est aujourd’hui est la principale base arrière des courants les plus destructeurs qui s’attaquent à la Syrie et l’Irak, aussi bien qu’à l’Egypte et la Libye. Mais son double-jeu avec le Kurdistan irakien pourrait demain se retourne contre les néo-Ottomans. A peine Ankara aurait-elle achevé de briser ses voisins, en y soutenant les forces centrifuges, qu’elle risquerait de perdre le contrôle de ses propres Kurdes, prêts à se détacher d’elle. Ceci alors que d’autres fragilités minent l’Etat turc : au sein des turcophones les violences contenues entre religieux et laïcs, sunnites et alévis, intégristes et confréries soufies ajouté à l’éventuel réveil de minorités oubliées mais solidaires (caucasiens, macédoniens, arabophones, …). Là-dessus, la persistance d’un puissant courant souterrain de partisans de Fethullah Gülen, résolument opposé au pouvoir de l’AKP et passé maître dans l’art de l’intrigue, constitue un talon d’Achille.
Restent les comparses Européens, qui allument l’intégrisme chez autrui, en particulier avec l’intervention de leur diplomatie et de leurs services secrets, leur fourniture d’armes, leurs media-mensonges et l’instrumentalisation de certains de leurs propres musulmans. L’illusion de leur propre inaccessibilité risque de ne durer que le temps de l’aller-retour d’un boomerang. Il en serait de même d’Israël aujourd’hui accablée par le Hamas, dont elle avait attentivement protégé la genèse à Gaza (afin de le dresser contre la laïque OLP) et qui se trouve aujourd’hui piégé. Certaines autres de ses créatures, telles l’Etat Islamique en Irak et dans les Pays du Levant (EIIL), autoproclamé califat sous l’ambitieux nom d’« État islamique », pourraient aussi lui coûter très cher. Enfin les Etats-Unis, pompiers pyromanes et machiavéliques joueurs d’échec, sont probablement ceux qui risquent le moins à ce jeu de dupes. Ils disposant de pions de tous les côtés, comme par exemple en Irak où ils jouent dans les trois camps en présence. En dépit de leurs cris d’orfraie, à chaque coup dur ou prétendu tel, ils semblent garder jusqu’ici le contrôle de la situation, perdant des peccadilles pour ramasser des gemmes.
Incertitude
Tout cela, au cas où les choses se passeraient pour le pire. Or, comme on l’a vu dans le cas du Liban, ou dans le soulèvement en masse des Egyptiens contre les Frères musulmans, ou encore dans le coup d’arrêt donné par les Tunisiens aux mêmes, le pire n’est jamais certain. Ce qui n’empêche pas les intrigues de se poursuivre en coulisses. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. L’importance croissante des BRICS (acronyme du bloc formé par le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud) pourrait demain renforcer, avec une toute autre ampleur, les contre-feux qui existent déjà.
Israël, en dépit de ses connexions internationales, ne dispose ni de l’assise démographique ni de la profondeur territoriale à la mesure de ses ambitions. A l’instar des Croisés et avec moins d’appuis qu’eux en Occident, il reste sous la menace d’un nouveau Saladin capable de fédérer contre lui la masse des principautés éparses, dont l’hypothétique Kurdistan. Les Etats-Unis pour leur part, éloignés du théâtre sont susceptibles à un moment crucial d’être détournés par des intérêts plus pressants chez eux ou à l’autre bout du monde. En conséquence ils pourraient abandonner le contrôle de la situation. Aussi, la configuration éclatée de la région, même si elle advenait à un moment, n’empêcherait pas le pendule de revenir avec plus de force encore. Orpheline de l’empire Ottoman, derrière grande puissance à la représenter, la région pourrait alors retrouver son rôle parmi les grands, ainsi qu’il en fut avec Byzance, les Arabes (Omeyyades ou Abbassides) et les empires du Levant. Aujourd’hui la pesanteur des conditions objectives et l’opposition farouche des victimes potentielles vont certainement donner aux évènements des cours inattendus et décevoir ses planificateurs. Demain sera un autre jour.
Projets et souhaits : délires et réalités
En 1982 était publiée la traduction d’un article rédigé par Oded Ynon, haut-fonctionnaire des affaires étrangères d’Israël, intitulé « Stratégie pour Israël dans les années 80 ». Il proposait de défaire tous les Etats arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléable et incapables d’affronter les Israéliens. « Briser le territoire de l’Egypte en régions géographiquement distinctes est l’objectif politique d’Israël » p. 20. « Si l’Egypte tombe, des pays tels que la Libye ou le Soudan, ou même des Etats bien plus éloignés ne pourront durer dans leur forme présente et accompagneront la chute et la désintégration de l’Egypte » p. 21. « La désintégration totale du Liban en cinq provinces doit être un précédent pour l’ensemble du monde arabe, y compris l’Egypte la Syrie, l’Irak et la péninsule arabique… La désintégration de la Syrie, puis plus tard de l’Irak, en zones ethniques ou religieuses homogènes comme le Liban, est le premier objectif à long terme d’Israël sur le front oriental » p. 22. Ce projet d’un Irak partagé en trois et d’une Syrie en cinq, devait se mouler sur celui du Liban divisé de 1982. Or depuis, celui-ci s’est reconstitué. Pourtant, les fractures qui déchirent actuellement l’Irak et la Syrie semblent accréditer la pertinence de ce texte. Il faut rappeler que bien avant lui d’autres sionistes avaient monté de tels plans, dont Ben Gourion dans une lettre de 1954 à Sharett sur le Liban. Actuellement ce projet se développe sur le terrain et tente de surmonter les obstacles qui l’entravent.
Avec plus d’ampleur que le projet israélien, les néo-conservateurs américains, par la voix de George W. Bush, ont proposé eux aussi un redécoupage régional. Mais leur Grand Moyen-Orient déborde largement au-delà de cette partie du monde. Ils y englobent tous les pays arabes et définissent un ensemble allant de l’Atlantique au Pakistan. C’est dans cette perspective que le Lieutenant-colonel Ralph Peters de l’armée américaine a publiée dans le Armed Forces Journal de juin 2006 la carte ci-jointe du Nouveau Moyen-Orient souhaité. Etant donné l’ampleur des bouleversements envisagés, il faudrait plusieurs dizaines d’années de troubles pour y parvenir. Sans garantie de succès. Mais dans ce cas, comme dans celui d’Israël, il s’agit pour les Etats-Unis de fractionner des Etats qui pourraient devenir coriaces et menacer leur hégémonie vacillante.
Dans la foulée de cette déstabilisation générale s’engouffrent, derrière les grands carnassiers, des charognards en quête de dépouilles à saisir. Les néo-Ottomans désireux de reconstituer un empire défunt depuis près d’un siècle activent de tous leurs moyens l’effondrement des Etats en place. Ils se préparant déjà à effacer à leur profit les séquelles du partage colonial de Sykes-Picot. Le problème est que du point de vue des meneurs de la danse, la Turquie elle-même est appelée à être délestée au moins de son Kurdistan. L’Iran qui n’a jusqu’ici pas jeté d’huile sur le feu compte les coups et s’apprête à saisir les lambeaux qui pourraient lui tomber sous les pattes. Les zones chiites du golfe ou d’Irak, une extension méditerranéenne au Liban et en Syrie et un éventuel arrangement avec les cousins kurdes pourraient amorcer pour Téhéran le retour à un empire néo-achéménide. Mais, là aussi le projet américain envisage de réduire ce pays. Aussi, même si un affrontement entre Turcs et Persans autour des restes ne soit pas à exclure, à terme, ces deux pays seront confrontés aux options israélo-américaines.
Source : Afrique Asie, numéro de septembre 2014
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