Trois ans après la révolution, les nostalgiques de l’ère Moubarak sont de retour sur la scène politico-médiatique. Ahmed Chafik, accusé de corruption et récemment blanchi par la justice, a annoncé son intention de briguer la présidence si le maréchal Al-Sissi, qu’il soutient, renonçait à se présenter
Ils sont une vingtaine, assis en enfilade, à noircir leurs carnets de note avec une étonnante frénésie. «Aujourd’hui, la rue égyptienne a besoin d’un parti fort, porté par une idéologie nationaliste!» martèle l’orateur du jour, un professeur d’université, face à son assemblée. Au fond de la salle, une femme opine de la tête. Veste pied-de-poule et foulard noir, elle porte une douille de kalachnikov en pendentif – une parure qui ne surprend presque pas dans cette nouvelle Egypte empreinte de patriotisme exacerbé.
Le meeting politique se déroule à Héliopolis, dans les locaux du Parti national égyptien, le parti d’Ahmed Chafik, dernier premier ministre sous Hosni Moubarak, battu de justesse par Mohamed Morsi en 2012, et candidat potentiel à la prochaine élection. Restée en sourdine après son échec, sa mouvance est en pleine reconquête du pouvoir depuis que l’armée, inspirée par les manifestations anti-Frères du 30 juin 2013, a destitué le premier raïs élu de l’après-révolution. Tournée des provinces, réunions entre nouveaux membres, lobbying des plateaux télévisés, alliance stratégique avec d’autres factions, soutien financier de businessmen bien placés… A quelques mois des scrutins présidentiel et législatif, ceux que les révolutionnaires de janvier 2011 espéraient chasser à jamais sont les nouveaux seigneurs de la scène politico-médiatique.
«Justice» et «démocratie»
Un retour en force des felouls, les «résidus» de l’époque Moubarak? «Non! Nous sommes pour la justice et la démocratie. Fini le temps des pharaons. Le président est désormais élu pour un temps limité», se défend Yahyia Ali Adry, vice-président du parti. Moustache grisonnante, le gros bonhomme en costume noir et cravate jaune nous reçoit dans son bureau mitoyen de la salle de conférence. «En revanche, poursuit-il sans rougir, pas question de fermer la porte aux anciens du PND [ndlr: le Parti national démocratique, du régime Moubarak]. S’ils n’ont pas commis de crime, ils sont les bienvenus.»
L’homme omet néanmoins de préciser qu’en ces temps de justice arbitraire, où l’on emprisonne des activistes libéraux tout en acquittant les fils de Moubarak, les notions de «crime», «démocratie» et «justice» ont un sens particulièrement déformé. Et pour cause: juriste de formation, Yahyia Ali Adry est également l’avocat d’Ahmed Chafik, accusé de corruption et récemment blanchi par la justice. L’acquittement, salvateur pour l’ex-ministre actuellement réfugié aux Emirats arabe unis, lui a permis d’annoncer son intention de briguer la présidence si le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qu’il soutient, renonçait à se présenter. Une décision à laquelle Yahyia Ali Adry adhère «à 100%». «Ce qui importe pour l’Egypte, c’est un homme fort qui remette le pays sur ses rails, après qu’il a détourné par les Frères musulmans», dit-il sur un ton revanchard.
Selon lui, «Morsi et son gang ont vendu le pays, révélé ses secrets d’Etat à l’Iran, la Turquie, le Qatar et le Hamas et donné des ordres pour tuer tous ceux qui s’opposent à leur politique». Un discours relayé quotidiennement par les médias égyptiens qui, de talk-shows en éditoriaux éradicateurs, imputent à la confrérie – certes critiquable pour ses tendances hégémoniques – tous les maux du pays, en alimentant une certaine nostalgie des années Moubarak.
D’ailleurs, pour Yahyia Ali Adry et ses compères, la «vraie révolution», c’est celle du 30 juin 2013, «quand nous sommes tous descendus dans la rue pour sauver le pays». Aux jeunes révolutionnaires du 25 janvier 2011, épris de liberté et inquiets d’un retour à la case Moubarak, il n’a que conseils paternalistes à formuler: «Ils ont entre 20 et 30 ans. Ils sont idéalistes et manquent d’expérience politique. Ils citent la Révolution française comme modèle de référence. Mais contrairement à la France, l’Egypte n’a pas les moyens d’attendre dix ans pour retrouver une certaine stabilité. C’est pourquoi nous avons besoin d’un vrai leader, conscient des besoins du pays.» Et de justifier la répression actuelle au nom de la «lutte contre le terrorisme». «Nous traversons une période exceptionnelle. Notre pays est en guerre. En interne, nous luttons contre les Frères et les djihadistes. A l’extérieur, il y a la Libye qui inonde, via la frontière ouest, notre pays d’armes. A l’est, il y a le Hamas. Au sud, il y a le Soudan, qui soutient la confrérie», insiste Yahyia Ali Adry.
«Colonne vertébrale»
«Le 30 juin, c’est une palette hétéroclite de révolutionnaires, libéraux et partisans de l’ancien régime qui a manifesté. C’est donc naturellement que ces derniers réclament une part du gâteau», observe un diplomate égyptien, pour expliquer la soudaine percée des nostalgiques d’un Etat policier. En l’espace de six mois, le Parti national égyptien – qui revendique 70 000 membres – a, à lui seul, ouvert une quarantaine de bureaux à travers le pays. Initialement péjoratif, le terme feloul est même devenu l’objet d’une certaine fierté. Une chaîne télévisée porte désormais son nom. A leur avantage, les felouls disposent d’importants moyens financiers, et de liens étroits avec l’armée. Pour eux, cette dernière représente «la colonne vertébrale de l’Etat», analyse Mahmoud Salem du Daily News Egypt. A l’exception de Mohamed Morsi, un ingénieur islamiste, les dirigeants de l’Egypte ont d’ailleurs toujours été d’anciens militaires. Du coup, l’expérience amère de son mandat, combinée à l’actuelle crise économique, ne fait que conforter une partie de l’opinion publique dans sa foi aveugle en un système séculaire et autoritaire. «Aujourd’hui, seuls des hommes comme Al-Sissi, ou Chafik par défaut, sont capables de nous représenter», souffle, ce jour-là, Ahmed, un jeune participant au meeting politique.
Source : Le temps (Genève)
https://www.letemps.ch/Page/Uuid/4f995fee-9e45-11e3-ba52-65c0f4739e00|0
Légende : Ahmed Chafik, dernier premier ministre sous Hosni Moubarak. (AFP)