Les sociétés arabes du Mashrek se trouvent confrontées, dans toutes leurs composantes, la composante chrétienne comprise, dans la diversité de ses ressourcements, à des défis existentiels touchant à leur vie et leur destinée, dans des conditions de violence directe et destructrice.
Cette contribution succincte aspire à mettre en évidence ces défis existentiels afin de formuler les problématiques pertinentes de nature à faire face aux menaces croissantes et capables d’identifier les moyens permettant d’affronter ces menaces et de définir les démarches et initiatives pratiques nécessaires, destinées à écarter les dangers qui pèsent sur nos sociétés et leur avenir.
Dans ce cadre, il convient de mettre en évidence ceci :
1. Nos sociétés arabes, et de manière plus spécifique les sociétés de l’Orient arabe du Mashrek, se distinguent par un héritage humain pluraliste produit par le mouvement d’une Histoire d’une grande richesse et d’une grande complexité. L’une des caractéristiques spécifiques de ce dispositif sociétal diversifié et quasi unique ( non dénué bien évidemment de conflits), est celle d’un mouvement de socialisation complexe fondé sur l’invention de relations de solidarité et d’échanges établis sur des processus d’acculturation réciproques. Ces processus se construisent à partir d’éléments propres à la « personnalité » de chacun d’une part, et sur les capacités de tous à inventer des modes de vie commune dans le cadre d’un Etat commun d’autre part. Il va sans dire que les facteurs qui déterminent la construction de cette « personnalité » ne sont nullement unidimensionnels mais sont la résultante de l’interaction entre divers éléments, sociaux, culturels, intellectuels, religieux, moraux, éducationnels, etc…
2. Les Arabes chrétiens, et plus spécifiquement ceux du Mashrek, ont contribué, à travers l’Histoire, à la mise en oeuvre de ce lien sociétal ; ils ont apporté une contribution essentielle à son élaboration et à sa permanence dans le temps.
Cette influence active a perduré (sous des formes toutefois diversifiées et inégales) dans les Etats régionaux établis sur des règles complexes dont la formation est due à la fois à des éléments organiques internes d’une part, et à des dynamiques externes issues de la phase historique coloniale d’autre part. Il n’entre pas dans le cadre imparti ici de les exposer en détail.
Il faut relever cependant que ces dynamiques (que l’on peut résumer d’une manière très succincte, sous l’angle des relations internationales par les Accords SYKES-PICOT / SAZONOV ), ont conduit à la dislocation des sociétés orientales du Mashrek et à la rupture des liens et interactions entre elles. Cette rupture a eu un effet direct sur les Orientaux Chrétiens. Celle-ci s’est trouvée accentuée de manière aiguë par certaines réécritures de l’histoire, non dénues de falsifications..
3. La région du Mashrek se trouve confrontée depuis plusieurs années à deux dynamiques contradictoires que l’on peut très brièvement résumer comme suit :
– 1ère dynamique : Son mouvement a pour objectif de provoquer des fragmentations, et des dislocations sociétales ayant pour finalité un retour vers des formes de socialisation antérieures à l’édification des Etats actuels ; ce qui, en tout état de cause, n’est qu’une illusion. Ce mouvement est basé sur un repliement sur « soi ». Le « soi » qui correspond, en l’occurrence, à une « personnalité sociétale » recroquevillée sur elle même se trouve en réalité pris en otage par un groupe restreint qui cherche à imposer sa domination et la suprématie de son propre récit de l’Histoire et du réel.
– Ce récit est généralement unidimensionnel, étriqué, réducteur, indigent, appauvrissant, mutilant et tronqué. Le modèle de référence de cette dynamique et son principal « bras armé » est précisément l’Etat d’Israël. Sans omettre, bien évidemment, l’ensemble de ceux qui adhèrent à ce modèle et à ses desseins en appelant à l’adoption de systèmes politiques et sociétaux de type confessionnel sous des formes et des appellations diversifiées qui creusent en réalité la tombe des communautés confessionnelles telles qu’elles ont été conçues et façonnées par l’Histoire.
Il n’est pas prévu d’entrer ici dans les détails, mais il faut relever toutefois que les « théories » développées par le mouvement sioniste et la « littérature » émanant de l’Etat israélien sur le sujet sont incalculables. Nous nous limiterons à citer, en l’occurrence, l’une d’entre elles, pour ce qu’elle contient comme « projets » concernant les Arabes chrétiens du Mashrek (de l’Egypte à l’Irak…) : celle du conseiller de Menahem Begin, Oded Yinon, intitulée : « Une stratégie pour Israël dans les années 1980 ». Il s’agit là de l’un des documents qui avaient préparé le terrain à l’invasion du Liban en 1982. La lecture de ce document peut d’ailleurs permettre de saisir d’une manière prémonitoire d’image anticipée de nos crises actuelles.
– 2ème dynamique : Il s’agit d’un mouvement orienté vers la complémentarité, le partenariat, la solidarité et l’association unificatrice volontaire, consciente et raisonnée. Cette dynamique de rassemblement basée sur une volonté d’unité, a pour objectif de faire évoluer les sociétés et Etats du Mashrek, sans les démanteler ou les détruire, en respectant l’héritage construit par l’histoire sans le figer et s’y enfermer.
4. Les Arabes chrétiens du Mashrek ont joué un rôle essentiel dans la construction de ce lien sociétal, notamment au Liban, en Syrie, en Irak, en Palestine et en Jordanie sans compter l’Egypte. Et c’est justement en raison du fait qu’ils sont un élément constitutif essentiel et organique du tissu sociétal de l’Orient arabe, de ses processus d’édification, de sa permanence et de sa consolidation – rôle dont l’influence s’est trouvée accentuée par leur présence dans l’ensemble du Mashrek – qu’ils se trouvent être la cible des projets de fragmentation visant à émietter ce dernier, notamment depuis la guerre d’Irak. Les projets de déracinement des Orientaux chrétiens ayant pour objet de les extirper de leurs sociétés, de leurs espaces de vie et d’existence urbains et ruraux historiques se trouvent au cœur des stratégies de destruction de l’ensemble régional, de ses sociétés et de ses Etats.
5. Ceci signifie :
A- Que la défense et la sauvegarde de ce que l’on pourrait désigner par commodité de « Présence chrétienne dans le Mashrek arabe » équivaut en réalité à la défense et la sauvegarde de l’ensemble des sociétés arabes du Mashrek. Ce sont ces sociétés en soi qui sont la cible.
B- Dans cet ordre d’idées, il convient de réaffirmer que la question principale réside dans la défense et la sauvegarde des sociétés du Mashrek très précisément en qualité de sociétés. Il ne s’agit en aucune façon de la défense et de la sauvegarde de l’une de leurs composantes à son seul bénéfice et par omission de toutes les autres. En d’autres termes, les sociétés du Mashrek visées par les stratégies de décomposition se défendent en tant qu’entités sociétales vivantes, et par mobilisation convergente de tous leurs constituants. Il faut toutefois tenir compte du fait que la composante chrétienne demeure la plus vulnérable et la plus facile à cibler.
C- Ceci signifie également qu’il faut cesser de définir les problématiques de la socialisation au sein des sociétés du Mashrek arabe sous l’angle des grilles de lecture typologiques fondées sur les notions de « majorités » et « minorités ». Ce modèle de classification a été imposé par les lectures et les codes orientalistes civils et/ou militarisés qui ont servi de matrice théorique, puis de fondement législatif, aux dynamiques coloniales anciennes ou réactualisées avec lesquelles elles se sont retrouvées en situation d’interaction. L’une des dimensions les plus dangereuses et pernicieuses de ces codes orientalistes est leur intériorisation au sein des constituants de la société et notamment au sein des « élites ».
D- Il convient aussi de préciser et réaffirmer ce qui suit :
– Les sociétés du Mashrek doivent se défendre et se protéger par elles-mêmes. C’est de cette manière qu’elles assureront la protection et la sauvegarde de leurs constituants hérités du mouvement de l’Histoire.. Cette défense immunitaire se fera sur la base de la construction de la citoyenneté fondée sur la loi commune souveraine, le respect des lois et l’activation des institutions intégratrices favorisant les dynamiques d’association. Ce mouvement se construira dans le cadre d’un processus complexe garant simultanément du respect de la souveraineté des Etats et de leur ouverture mutuelle. Cette ouverture doit se faire de manière volontaire et indépendante. Elle doit être basée sur le respect mutuel et la complémentarité des intérêts sociétaux (et son sectoriels) communs, dans tous les domaines qui font la vie des sociétés : l’économie, l’activité productive, la culture, la politique, etc…
– Dans cet ordre d’idées, il convient de réaffirmer avec force la présence chrétienne historique profondément enracinée dans l’ensemble des pays et des Etats arabes du Mashrek. Il convient de faire clairement front contre les projets, les programmes, les plans et les stratégies visant soit à forcer les Orientaux chrétiens à l’exil soit à les déraciner et les regrouper dans des sortes de « réserves-ghettos » encloses et claquemurées.
– Il convient également de prendre clairement la défense des Palestiniens chrétiens qui ont été (et demeurent) les victimes d’une oppression directe depuis l’avènement de l’entité étatique sioniste, étant entendu que la défense et la sauvegarde de Palestiniens chrétiens ne saurait se faire que dans le cadre de la défense et la sauvegarde de la Cause de Palestine.. Nous pouvons même avancer l’idée que la première « ligne de défense », de protection, et de sauvegarde, des Arabes chrétiens du Mashrek aurait dû, dès le départ, se situer en Palestine, par la défense et le soutien de la cause palestinienne, ce qui aurait permis l’économie de la triste situation qui nous est donnée en spectacle aujourd’hui.
6. Dans cet esprit il est désormais plus que temps de cesser d’intérioriser les représentations orientalistes de nos sociétés (ainsi que celles de « l’orientalisme à rebours » – leur fils adoptif), et de récuser plus précisément la représentation orientaliste du constituant chrétien des sociétés établie sur les méthodologies pétrifiées de l’essentialisme culturaliste. Il est grand temps de définir et de faire reconnaître notre perception souveraine de notre personnalité sociétale et nationale.
De ce point de vue il faut réaffirmer, en conséquence, le refus catégorique de la logique de protection (nous entendons ici la protection de ce que l’on désigne abusivement par « minorités ») que celle-ci soit le fait d’un « protectorat » extérieur ou d’un statut de « dhimmi ».
7. Il faut désormais envisager l’avenir des Arabes chrétiens du Mashrek, à partir de l’ensemble de ces fondements sous un angle nouveau. Celui-ci implique une approche nouvelle construite sur un mouvement enveloppant d’unité et de solidarité des sociétés arabes du Mashrek sur elles-mêmes. Ce mouvement associera l’ensemble de leurs constituants, parmi lesquels la composante chrétienne dans la diversité de ses ressourcements, de telle sorte qu’elles puissent défendre, ensemble et réunies, leur avenir commun et concevoir les conditions, les éléments et les outils de leur viabilité, de leur pérennisation et de leur transformation évolutive intrinsèque, volontaire et consciente, raisonnée et maîtrisée.
Les sociétés arabes du Mashrek sont appelées soit à vivre dans la perspective d’un avenir bâti en commun, associant l’ensemble de leurs constituants, composant fondamental chrétien compris, soit à mourir dans les convulsions de leurs querelles internes ou dans les affres de propensions suicidaires.
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(*) Contribution présentée lors de la Rencontre de BEIT A’ANYA (Liban) du 2 septembre 2013 sur l’avenir des Orientaux Chrétiens du Mashrek.
Le texte a été publié ultérieurement dans les pages Opinion du quotidien Alakhbar en date du Jeudi 19 Septembre 2013, N° 2108.
(**) Rudolf EL-KAREH est Professeur d’université et Sociologue.