Les modérés de la rébellion redoutent que l’action des jihadistes ne mène à la régionalisation du conflit.
Comment ne pas braquer la population ? Quelles relations établir avec les autres groupes armés ? Ces questions ne se posent pas que pour Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) dans le Sahel. Les différents groupes jihadistes présents en Syrie doivent également y répondre.
Deux factions principales, directement liées à Al-Qaïda, y sont aujourd’hui actives. Apparu en janvier 2012, le Front al-Nusra s’est distingué en commettant les premiers attentats à la voiture piégée. Formé principalement de Syriens et d’étrangers ayant combattu en Irak avec Al-Qaïda, il s’est rapidement imposé comme l’un des groupes les plus efficaces du nord syrien. Ses succès militaires et ses financements venus du Golfe ont même peu à peu attiré des combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) plus modérée, lassés de ne pas être payés et de devoir compter leurs munitions.
Mais, dès avril 2012, le Front al-Nusra se fissure. Abu Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique en Irak, branche irakienne d’Al-Qaïda, annonce absorber le Front al-Nusra dans sa propre organisation, rebaptisée l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Cette fusion n’est pas si surprenante, les deux groupes partageant la même idéologie : plus encore que le renversement de Bachar al-Assad, ils veulent établir un califat englobant l’Irak et la Syrie. Pourtant, le leader du Front al-Nusra, Abou Mohammed al-Joulani, refuse, tout en faisant allégeance à Ayman al-Zawahiri, le numéro 1 d’Al-Qaïda, qui est probablement caché au Pakistan.
Sanguinaires
Au sein de la rébellion syrienne, déjà divisée, la manœuvre – et surtout le fait de se revendiquer d’Al-Qaïda – inquiète. Les salafistes d’Ahrar al-Sham, qu’il est pourtant difficile de classer parmi les modérés, la critiquent publiquement, y voyant le risque de provoquer une régionalisation du conflit.
Sur le terrain, les combattants choisissent leur camp. Les étrangers et les plus radicaux rejoignent l’EIIL, les autres restent avec le Front al-Nusra. Les relations entre les deux groupes sont complexes. S’ils peuvent collaborer, ils évitent de se retrouver sur les mêmes lignes de front.
C’est que les méthodes d’EIIL sont des plus extrémistes et sanguinaires. Ils décapitent publiquement des chabiha – des miliciens à la solde du régime – présumés. Ils incendient des églises, comme le 26 septembre à Raqqa. Ils tentent d’imposer leurs règles dans les villes et villages qu’ils contrôlent. « Le problème fondamental de l’EIIL est qu’ils se voient comme l’incarnation d’un nouvel État. Mais l’État de Bachar al-Assad n’est même pas tombé ! Quand ils s’installent quelque part, ils accaparent tout ce qui existe, des usines aux boulangeries, et placent des étrangers aux postes les plus importants sans se coordonner avec quiconque. C’est une erreur, les Syriens n’accepteront jamais un gouverneur tchétchène ou irakien dans leur ville ou leur province », expliquait récemment à Libération Abou Hamdan, commandant des Martyrs d’Arfad, une brigade active dans le nord de la Syrie.
Ces derniers mois, des manifestations contre l’emprise d’EIIL ont éclaté dans plusieurs villes, dont Azaz, à la frontière turque, et Raqqa. « La plus grande peur d’EIIL est que des milices armées se forment pour les chasser, comme cela s’est vu en Irak », assure Ahmed al-Khatry, à la tête d’une brigade de 700 hommes dans la province d’Idlib.
Trêve
La direction d’EIIL semble effectivement se méfier du précédent irakien où, à partir de 2006, des milices Sahwa (« le réveil » en arabe) ont combattu Al-Qaïda dans l’ouest du pays. Pour la première fois, elle a diffusé un communiqué accusant, entre autres, les médias de mentir, d’atténuer leurs succès et d’exagérer les affrontements avec d’autres groupes armés.
Ceux-ci se sont pourtant multipliés ces dernières semaines. A Raqqa, Deir el-Zor (est) et dans la province d’Idlib, des combats entre groupes jihadistes et brigades affiliés à l’ASL ont fait une quinzaine de morts, dont un « émir » de l’EIIL. À Azaz, des affrontements ont éclaté le 18 septembre lorsque les jihadistes ont tenté d’enlever un médecin étranger travaillant dans un hôpital de fortune. Une trêve a été proclamée au bout de quelques jours, mais n’a pas été réellement respectée. Inquiets de ces affrontements au sein d’une opposition censée combattre le même ennemi – les forces de Bachar al-Assad -, six des plus puissants groupes rebelles, dont les salafistes d’Ahrar al-Cham, ont demandé jeudi à l’EIIL de quitter la ville et de « regagner ses quartiers généraux ».
Le même jour, ce sont des rebelles du centre de la Syrie qui ont laissé vingt-quatre heures aux jihadistes pour se retirer de la province de Homs. Dernier signe des craintes suscitées par l’EIIL, le groupe ne fait pas partie de la nouvelle alliance d’opposants créée fin septembre à Alep, alors qu’elle regroupe les brigades les plus importantes de la région, y compris le Front al-Nusra.
Faut-il désormais s’attendre à une extension de la contestation et des combats entre les jihadistes et les autres groupes armés, islamistes ou non ? Dans le chaos syrien, rien n’est garanti. « Hors de question que je combatte l’EIIL, affirme Abou Hamdan. Jihadistes ou pas, ce sont les seuls à être venus nous aider. Notre seul et premier objectif doit rester la chute de Bachar al-Assad. Nous réglerons leur cas après. »
Source : Libération